Suite à sa première apparition scénique en France, au cours du festival Sonic Protest le 6 avril dernier à l'église Saint-Merri, nous nous sommes entretenu avec celle qui a forgé sa propre théorie des cordes, où les mathématiques croisent avec subtilité et magnificence le son.
Pour ceux qui ne connaissent pas votre principale installation, les Long String Instruments, pouvez-vous nous la décrire et nous en dire plus sur son origine ?
Ma première installation utilisant des longues cordes reposait sur le "téléphone" dont se servent les enfants avec deux boîtes de conserve reliées par un fil. En 1980, dans mon atelier à SaintPaul (Minnesota), j'ai enfilé des cordes de piano à des boîtes de café vides avant de les suspendre à des ressorts à chaque murs. Je passais l'archet sur les cordes et chantait dans les boîtes avec l'intention de trouver un moyen de filtrer ma voix. Un jour, après avoir accidentellement accroché une corde à l'endroit où l'archet avait déposé une fine couche de résine, j'ai découvert que cela produisait un son fort très pur. J'ai alors remplacé les boîtes de café par de larges bols en métal remplis d'eau et frotté les cordes avec mes mains, tout en inclinant les bols pour moduler le son. Je souhaitais accorder les cordes, mais sans en trouver le moyen. En 1981, suite à mon déménagement à New York, j'ai rencontré Arnold Dreyblatt à un concert donné au loft de Phill Niblock. Arnold s'est arrangé pour me faire rencontrer Bob Bielecki dans cet endroit où j'avais monté mon installation durant la période d'absence estivale de Phill.
Ellen Fullman: Duration
23:22
Bob a ramené avec lui
The Handbook of Physics, des cordes en laiton et une pince à étau qu'il a serré sur une de mes cordes tendues pour en modifier l'accordage. Nous avons alors suspendu une de ses cordes en laiton qui sonnait avec une fréquence plus basse. Bob m'a montré un graphique extrait de son manuel qui décrivait la vitesse des ondes longitudinales de différents métaux. Le mode longitudinal est mis en résonance lorsque la totalité de la corde est frottée, tout le contraire de la vibration transversale qui est utilisée par tous les instruments à corde
(dans ce cas, c'est la résonance sympathique de l'ensemble des cordes qui provoque l'onde – NDLR).
Dans le mode longitudinal, une onde de compression (ou longitudinale) se déplace d'avant en arrière de bout en bout à une vitesse constante. La longueur de la corde en métal et sa composition, et non plus la mesure et la tension, sont les seuls facteurs déterminant la hauteur dans ce mode. La plus fine corde va sonner à la même fréquence qu'une plus épaisse d'une longueur identique si les deux sont faites du même alliage. Les ondes se diffusent moins vite à travers des matériaux denses, et plus l'onde est lente, plus la fréquence produite est basse, et ce quelle que soit la taille de la corde. Bob m'expliqua que nous pouvions calculer la longueur des cordes en divisant la vitesse de l'onde par la fréquence. Après quoi, nous avons décidé que j'aurais besoin d'une boite de résonance en bois pour amplifier acoustiquement les cordes.
De ce que j'en sais, j'ai introduit : l'idée d'accorder des longues cordes vibrantes longitudinalement ; d'en suspendre plusieurs à la suite en parallèle, chacune accordée sur une fréquence propre, grâce à un capodastre suspendu à chacune d'entre elles ; l'utilisation d'une boite de résonance en bois de ma conception / fabrication ; enfin, une méthode de tablature spécialement créée pour cet instrument.
En quoi l'initiative de Phill Niblock d'ouvrir son loft à la scène downtown de New York a-t-elle été décisive à la fin des années 1960 ? Le lieu de Phill continue d'être central pour le genre de travaux auxquels je m'intéresse. Lorsque je vivais à New York, je me rendais aussi de manière régulière à
Roulette, un autre espace géré par des artistes. Phill est un vrai passeur d'idées qui sert d'intermédiaires entre les personnes. Il m'a ainsi introduit à tout un tas de personnes dont nos chemins se croisent aujourd'hui à une échelle internationale. Pour moi, il s'agit plus de Phill en tant que personne que de son loft en tant qu'endroit, même si les lieux tenus par des artistes sont essentiels et fondamentaux pour permettre et promouvoir l'expérimentation dans les arts.
Alvin Lucier - Music On A Long Thin Wire
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Au début de ce travail spécifique sur cette installation, aviez-vous eu connaissance des précédents travaux de Terry Fox et Alvin Lucier ? De quelle manière, selon vous, la direction prise par votre travail est-elle différente de ces dernières ?
J'ai pris connaissance de
Music on a Long Thin Wire d'Alvin Lucier pendant le New Music America Festival en 1980 à Minneapolis où je résidais alors. C'est ce qui m'a donné l'idée et l'envie d'expérimenter avec des longues cordes. Ensuite, Alvin m'a invité à l'université de Weyselan, où il était titulaire de la chaire du département de musique, pour donner une performance. En 2012 paraît son livre
Music 109: Notes on Experimental Music au sein duquel il revient sur nos installations respectives dans le chapitre "Long String Instrument". Il fait remonter nos intuitions communes à Pythagore, qu'il décrit comme étant le premier musicien expérimental de l'histoire dont nous ayons connaissance. Au Ve siècle avant J-C, il inventa le monocorde, une seule et simple corde qui, une fois pincée et frottée, lui permettait d'observer à l'envie sa façon de vibrer et de résonner. C'est ainsi que j'envisage le Long String Instrument, comme une école de formation en soi, grâce à laquelle j'apprends tous les jours, ce qui me permet de gagner en précision, en finesse de jeu et d'écoute.
Suite à ma rencontre avec Arnold Dreyblatt (dans le loft de Phill Niblock en 1981), j'ai évoqué avec lui mon intention de construire un instrument avec des longues cordes. C'est là qu'il m'appris que cela avait déjà été fait, exécuté et même enregistré par Terry Fox. J'étais bouleversée sur le moment, j'avais en tête l'idée d'abandonner cette entreprise, mais après l'avoir considérée plus à froid, j'ai décidé de continuer. Ce que j'avais alors réalisé, c'est que la pièce de Fox était formatée pour durer le temps d'une performance, qu'elle était désaccordée et n'utilisait qu'une ou deux cordes. Fox n'a jamais eu l'intention de revenir sur cette performance, pas plus qu'il ne souhaitait développer ses techniques ; le concept n'a jamais évolué, il s'agissait d'une œuvre close. Mon intention d'utiliser plusieurs cordes accordées pour lesquelles j'écrirais des compositions reposait sur une idée assez différente, et je me sens captivée par le fait de continuer à travailler dessus tout en développant sans cesse ce système.
Ginger strings - Paul Panhuysen
09:19
Et quel était votre relation avec Paul Panhuysen qui a développé une installation très similaire au même moment que vous ? Était-ce une relation plutôt basée sur la compétition ou l'émulation ?
En 1983 Paul Panhuysen a donné une performance utilisant des longues cordes avec son collaborateur Johan Goedhart au loft de Phill Niblock. Je suis allée écouter ce concert, puis les ai tous les deux invités à venir voir mon installation qui était présentée dans le cadre de l'exposition Terminal New York. À la suite de quoi, Paul m'a invitée à venir la présenter au festival Echo, aux Pays-Bas, qu'il avait créé et continuait de programmer. Il m'a également invité à enregistrer un disque pour son label, Apollo Records. J'ai moi-même composé, exécuté et enregistré ce premier disque, intitulé The Long String Instrument, au cours de ma présence à l'Apollohuis, le lieu à Eindhoven géré par Paul et sa femme, Hélène, auxquels je suis, jusqu'à ce jour encore, redevable et reconnaissante de m'avoir apporté leur soutien et les conditions pour mener à bien ce projet. Cet album a récemment été réédité par Superior Viaduct et sélectionné par le magazine The Wire, dans leurs sélections annuelles, comme étant la meilleure réédition de 2015.
Au cours de mon séjour à l'Apollohuis, Paul et Johan jouaient sur leur installation de longues cordes avec des archets tradtionnels ou des baguettes de batterie amplifiés avec des piezos. Leur travail était très différent du mien. Après 1985, j'ai par contre perdu tout contact avec eux.
Aviez-vous, toujours à cette époque, connaissance des travaux de personnes comme Alan Lamb et Jon Rose qui travaillent également avec des longues cordes, mais avec une approche et des techniques sensiblement différentes des vôtres ?
En 1985, j'ai déménagé de New York à Austin, dans le Texas, où j'ai vécu plus de dix années, car j'étais dans l'impossibilité financière de louer un espace assez large pour accueillir mon installation, qui recquiert au moins 15 mètres de long, dans des conditions décentes. C'est aussi le moment où j'ai perdu tout contact avec la scène européenne, en conséquence de quoi je recevais peu d'invitations pour m'y rendre. Cela a été très frustrant à l'époque, mais avec le recul, être isolée m'a été bénéfique pour construire un parcours qui me soit propre, où je pouvais suivre mes intuitions et me concentrer sur mes intérêts sans avoir à subir trop d'influences extérieures. J'ai néanmoins rencontré Jon Rose en Europe vers le milieu des années 1980, période à laquelle il jouait de son violon personnalisé de manière démente et sauvage. Nous nous sommes retrouvés en 2006 lors de sa résidence au Mills College, San Francisco Bay Area, et véritablement découverts lorsqu'il était consultant pour un revendeur d'instruments dont la boutique à Berkeley se trouvait au coin de la rue de mon studio d'artiste. Il a installé une de ses cordes de la longueur de mon instrument sur mon installation et avons réalisé plusieurs fascinantes sessions d'enregistrements. Jon maîtrise à la perfection le comportement des cordes et la manière des l'arranger, qu'importe leur format. Sa musicalité me fascine, et j'ai beaucoup appris à son contact, notamment que les harmoniques d'une corde ne sont pas codifiées en une structure rigide, mais sont malléables. En d'autres termes, avec une bonne technique d'archet, il est possible de tirer un diphonique désiré d'un endroit apparemment stérile. Je ne connais par contre que très peu le travail d'Alan Lamb.
Jon Rose: An Aural Map Of Australia
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Au cours de ces quatre décennies, quelles ont été les principales évolutions que vous avez apporté à votre instrument ? Être bon musicien, quel que soit votre instrument, requiert de la discipline et de la pratique, et l'amélioration vient en partie avec l'approfondissement qu'entretient le musicien à son instrument. Bien plus, dans mon cas, j'ai créé de toutes pièces un nouvel instrument, tester et éprouver toutes les nouveautés introduites me demandent beaucoup de temps. Je n'ai commencé à me sentir satisfaite du design que très récemment, et encore imparfaitement. Je vais enfin pouvoir me focaliser pleinement sur la composition. Ces derniers temps, je maîtrise davantage les harmoniques et les partiels, qui constituent la base de mon travail de recherche sonore. Avec chacune de mes pièces, enfin, je travaille à améliorer ma musicalité et celle de l'instrument, que ce soit en solo, avec un ensemble plus "classique" ou en collaboration avec un ou deux autres musiciens.
Vous êtes sculptrice de formation. Cette installation est-elle une tentative pour matérialiser les sons en les sculptant comme n'importe quel autre matériau, et de rendre ainsi visible le son dans l'espace ? En effet, je travaille à matérialiser le son dans l'espace. Je souhaite procurer au public un sentiment d'immersion sonore et de pouvoir lui faire ressentir physiquement les interférences fréquentielles. Une sensation que j'affectionne tout particulièrement se produit lorsque une nouvelle fréquence est introduite et donne l'impression d'éventer les partiels comme le fait le vent sur une flamme de bougie. Dans ma pièce "The Watch,
reprise", se trouve une séquence où, tout en continuant de marcher, j'alterne dans un mouvement d'aller-retour deux tons, tandis qu'un accord est maintenu. Je trouve qu'il y a par endroits des points nodaux spécifiques qui se trouvent optimisés pour l'un ou l'autre des tons. L'accord maintenu sonne comme si il était modulé par ces derniers. Je présume que mon instrument recèle de tant de partiels dans son timbre, que les résonances sympathiques peuvent émerger de façon imprévisibles, complexes et chaotiques. J'aime aussi travailler avec les fréquences à pulsation, ou des intervalles microtonales tellement rapprochés qu'ils produisent une sensation de palpitation très physique. En tant que performeuse, tout est physique. Je peux modeler les harmoniques dans mes doigts comme si les cordes étaient faites d'argile. L'essentiel de mon travail tient plus à enrober le bourdon produit par la résonance des cordes qu'à simplement produire ce bourdon en faisant résonner des cordes.
Avec un seul doigté d'accord, beaucoup de textures, harmonies et sonorisations différentes sont possibles, non seulement en fonction de ma position le long de la corde, mais également de la pression que je donne à chacune d'entre elles. Il est possible de s'imaginer cela sous forme d'une matrice harmonique, où pour chaque accordage de corde existe une structure de partiels qui s'empilent auxquels je peux avoir accès aux divers endroits de la corde tendue. C'est ce en quoi ma tablature est unique : la cartographie des résonances se traduit à travers l'intégralité de mon corps se mouvant dans l'espace, et non plus qu'à partir de mes seuls doigts. Ainsi, ma méthode d'accordage peut être conceptualisée comme un tableau multidimensionnel, ou un espace d'interrelations, où des alignements complexes de partiels peuvent émerger et disparaître à la manière de fantômes.
Ellen Fullman at Sonic Protest Festival 2016
11:12
Pour revenir sur ma dernière performance à Paris, donnée à l'église Saint-Merry, j'ai trouvé un lieu beaucoup moins résonant que ce à quoi je m'attendais. J'ai récemment joué dans l'église romane Sainte-Marie du Capitole à Cologne où j'ai eu l'impression de jouer dans une grotte. Saint-Merry a un long dépérissement sonore mais qui reste très flou, un peu comme si sa résonance nous parvenait de très loin. De plus, les importantes restaurations en cours m'ont beaucoup posé problème, particulièrement l'espace situé juste à côté de ma caisse de résonance. Le contreplaqué et la bâche de plastique ne sont pas autant réfléchissants que ne l'aurait été la pierre nue. J'ai instantanément su que j'aurais besoin d'être reprise par un système d'amplification. Mais nous avons alors décidé de ne pas utiliser de réverb', ce qui fut une erreur. Nous avions aussi tablé sur une jauge de 200 personnes, alors qu'au final nous nous sommes retrouvés à 700. Durant le concert, j'ai senti que le son était trop direct et sec, alors que cela fonctionnait à merveille durant les répétitions. Je n'ai néanmoins aucun regret sur cette performance, même si le résultat final ne sonnait pas exactement comme je l'avais imaginé.
Les corps absorbent la résonance et les hautes fréquences, précisément ce sur quoi repose ma musique. J'ai vraiment besoin d'écho et de réflexion spatiale lorsque je joue, de manière à entendre les propres artefacts sonores produits par la résonance du lieu, pour interagir avec eux. Je n'ai commencé à inclure systématiquement système d'amplification et réverb' lors de mes performances qu'au cours de ces cinq dernières années. Comme de plus en plus de gens viennent y assister, je deviens de moins en moins satisfaite lorsque je ne les exécute qu'en acoustique. À mon avis, une performance est un échec lorsque le bourdon prend le dessus sur le reste, que les détails et les micro-événements contenus dans les partiels sont assourdis. Enfin, c'est très difficile de prédire la façon dont le public va impacter l'espace : comme chacun d'entre eux est unique, il est délicat de systématiser une méthode, bien qu'à chaque concert j'apprenne de nouvelles choses.
Bien que vous utilisiez des cordes en bronze, matériau que l'on retrouve dans la sitar et le tambura, comme l'intonation juste, les ratios mathématiques, et que vous avez étudié les techniques vocales du nord de l'Inde durant plusieurs années, vous ne semblez pas suivre la même voie que La Monte Young qui travaille lui aussi avec l'intonation juste et dont de nombreuses œuvres sont profondément enracinées dans les traditions orientales. Chaque artiste suit un but unique. L'impulsion qui m'a mené à l'étude de la musique indienne dérive directement des écoutes de Terry Riley et de La Monte Young. J'y ai gagné un renforcement de mon timbre dans ma manière de jouer et une meilleure intonation. J'entends à présent mieux lorsque mon instrument est accordé ou non, et j'entends plus clairement les intervalles. J'ai enfin appris à décélérer mon pas, physiquement (au cours de ses performances, Ellen Fullman progresse pas à pas, aller et retour, entre un jeu de cordes disposé de part et d'autre) et émotionnellement, de la forme d'une note, à se manière d'être jouée, combien cela peut être source d'émerveillement.
Justement, l'atmosphère générale qui se dégage de vos compositions évoque inévitablement un sentiment de religiosité, de recueillement, de méditation. Êtes-vous croyante ? Attirée par une "vibration" ystique (pas forcément orientale) ? Je n'utiliserais pas le mot "religieux", mais "spirituel". Le gospel afro-américain est une des formes musicales que j'apprécie le plus. Je crois qu'il est possible d'accéder à quelque chose d'universel, qui nous transcende en tant qu'individu, par la musique. J'estime ma capacité à me concentrer avec sérieux que la pratique de la musique m'a donné, et, en retour, je souhaite le partager avec mon public.