Le 8 janvier dernier, à l'occasion des Golden Globes, l’acteur-musicien Donald Glover, récompensé pour sa série Atlanta, ponctuait son discours de remerciement en louant le rap de Migos, n'hésitant pas à qualifier la musique du trio d'Atlanta d'aussi importante que celle des Beatles. En quelques heures, leur single "Bad and Boujee" explosait les records de vente et figurait logiquement largement en tête des charts américains. Sorte de rap lent et indolent, psychotrope, assez jubilatoire et grisant, le morceau semblait alors parachever commercialement l'esthétique du rap d'Atlanta d'aujourd'hui, dans le sens où il ne porte pas particulièrement de hook puissant alors qu'il est paradoxalement immédiatement accrocheur.
LA RISÉE DU RAP SÉRIEUX
À entendre les déclarations de Donald Glover et vu l'interêt qu'il suscite subitement, on pourrait croire de prime abord que Migos serait la sensation du moment qui aurait déboulé avec un tube massif prêt à faire exploser les charts et à passer d'un seul coup du statut de clowns débiles à celui de gars sûrs. Il y a deux ans, lorsque Noisey réalisait un reportage sur le rap d'Atlanta, on voyait d'ailleurs les trois lascars accueillir les journalistes à coups de weed jetée sur la table, de flingues autour du cou et de défiance dans l'attitude. Seulement, personne n'y croyait vraiment : les mecs habitaient alors dans un country club, leur maison ressemblait plus à une maison de poupée qu'à la mansion typique du gangsta rappeur. Plus tard, on apprenait que la rencontre était scriptée, ce qui rajoutait au côté irréel de la persona du trio. Rétrospectivement, le succès phénoménal que le groupe rencontre aujourd'hui et sa crédibilité soudaine nous amènent à nous demander comment il a réussi aussi rapidement à faire autorité.
À l'origine, le rap de Migos représente la version bâtarde du hip-hop déjà détraqué de Gucci Mane, roi fou-débile d'Atlanta intronisé souverain sur le tard. Un rap amorphe, désarticulé, tout d’abord moqué à travers la figure d'idiot magnifique de Gucci, puis peu à peu accepté, et célébré pour sa folle inventivité désinhibée. Le rap de Migos en serait donc la version encore plus droguée, encore plus idiote, une caricature de ce qui fut un temps considéré déjà comme une caricature. Le trio d'Atlanta doit en partie son explosion à Zaytoven, producteur fétiche de Gucci, à l'origine organiste d'église, reconverti fondu de la 808 et producteur star du gratin d'Atlanta depuis. C'est lui qui leur a produit "Versace", leur premier hit au fort caractère viral en 2013, avant que celui-ci ne soit repris par le monstre Drake et leur assure une visibilité inespérée.
Mais à l'instar de Gucci Mane, et de bien d'autres rappeurs de la ville et d'ailleurs, tels que Young Jeezy, Young Thug, Lil Wayne et des tas d'autres, Migos vient surtout de l'époque des mixtapes, qui consiste depuis 15 ans dans le rap game à saturer le marché en chargeant constamment la mule. Migos en sort inlassablement et à un rythme effréné depuis 2011 ; d'abord toutes plus idiotes les unes que les autres, épuisantes, limitées et jouant surtout sur l'accumulation (les répétitions assez pénibles des mots-slogans Versace et Chinatown sur les morceaux du même nom), leurs enregistrements sont devenus plus affinés, plus précis, plus fluides dans leur déroulé avec le temps. Ce qui fait que le trio a eu largement le temps de se faire la main, jusqu'à développer une diction et une versification inédites dans le genre, le triplet flow, ce flow ternaire que la plupart des rappeurs adoptent aujourd’hui – et qui a valu à la vieille garde, Snoop Doogg en tête, de s'en moquer dans une apparition télé hilarante. On peut dire qu'avec sa récente mainmise sur le territoire, Migos a ainsi contribué à faire exploser les barrières Internet-crédibilité, méritocratie-ancienneté, en se moquant pas mal des codes inhérents au genre tout en les infiltrant de l'intérieur.
Il semblerait que l'influence de Migos sur la cartographie du rap contemporain soit paradoxalement plus insidieuse que celle de Gucci Mane, et relève surtout d'un phénomène que l'on qualifiera, faute de mieux, de pop, dans le sens où il est immédiatement irrésistible, alors même, comme on l'a dit plus haut, qu’il ne porte paradoxalement pas de réel tube immédiat. Et si la persona de Gucci est ancrée dans la généalogie du gangsta rap, son succès récent repose en grande partie sur le storytelling de sa repentance de malfrat et de fuck up. Migos s'en détache ostensiblement, et s'il vient lui aussi du hood, il ne participe pas du même mythe.
Les trois membres Quavo, Takeoff et Offset viennent de Gwinett, au nord d'Atlanta, là où tous les migos habitent (comprendre amigos, la population majoritairement hispanique de leur quartier), sont tous de la même famille (le premier est l'oncle du second, le troisième le cousin du premier) et semblent ainsi opérer dans une sorte de synergie étrange, ayant grandi et composé leurs premiers morceaux dans la même baraque avec leur mama. Ce qui déjà met à mal l'image d'Epinal des MCs se tirant la couverture dans l'imaginaire collectif. S'ils tirent leur imaginaire du fait de dealer dans des maisons abandonnées (en tout cas avant leur succès récent, par exemple dans le morceau "Bando", dans lequel le groupe faisait encore référence à son environnement immédiat, ce qui ne semble plus trop être le cas aujourd'hui), si Offset est régulièrement renvoyé derrière les barreaux, ils ne draguent pas la même légende que les autres. À vrai dire, leur background devient presque secondaire : leurs figures sont identifiées, eux-mêmes le reconnaissent, et assimilables à une sorte de boys band du hood : à Quavo le génie créatif, Offset le rôle du fêlé, Takeoff celui du taiseux. À les regarder de plus près, ils sont désormais presque représentés comme des figurines à travers leurs clips et leurs vidéos promo : Migos visite la Tour Eiffel, Migos à la chasse, Migos fait du shopping…autant de déclinaisons de poupées en action, de situations reproduisibles à l’infini, assimilables dans l’instant par l’auditeur qui n’y connaitrait rien à l'esthétique du rap d’Atlanta, à la chose trap et encore moins aux subtilités techniques du triplet flow.
Dans le morceau "Hannah Montana", qui a constitué leur première vraie explosion en 2013 avec "Versace", Quavo se rêvait en héritier des Beatles en conduisant la même voiture que le groupe britannique. On ne sait si la comparaison avec les Fab Four vient de là, mais depuis, il semblerait que la presse et leurs plus illustres admirateurs (en complicité avec Quavo) tentent de les comparer à ça, comme s'ils devaient d’être ramenés sur un même plan hégémonique, et surtout rassembleur, que le groupe de John Lennon et Paul McCartney. Et si l’analogie peut paraître curieuse, au-delà de l’aspect marionnettes que les deux groupes dégagent, c’est surtout dans leur volonté de "blanchir" une musique éminemment noire qu’elle semble incongrue. Mais elle dit aussi de l’aspect diluant que le trio a eu depuis longtemps. Dans "Hannah Montana", les paroles font une analogie entre la cocaïne (blanche) et les pop stars américaines (très blanches aussi) du moment, telles que Miley Cyrus, Katy Perry, Lindsay Lohan, Hilary Duff – une manière assez insolente de dire que les lascars "possèdent" et ont le contrôle aussi bien sur l'un que sur l'autre. La même chose fonctionne avec "Versace", dans lequel le groupe se drape de fringues de luxe européennes, et insinue qu'il "pénètre" et subvertit le marché blanc. Bien sûr, Quavo et sa bande ne partagent pas nécessairement ces intentions, vu qu'ils titrent leurs morceaux de manière aléatoire et que leur écriture procède presque par écriture automatique. Ce qui rend le phénomène d'autant plus passionnant, car naturel et spontané.
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