2017. Le rap est un quadra fringant. Les gamins n’écoutent que ça. Toute la pop culture s’y engouffre. Ipséité de Damso, album d’afro-trap morbide, est numéro 1 des ventes en France huit semaines après sa sortie, avec plus de 160 000 exemplaires écoulés et un record des streams sur Spotify. Pourtant les contempteurs sont toujours là. Avec le même discours flippé, les mêmes toux moralistes. La violence verbale des rappeurs serait de la violence tout court. L’obsession pour la monnaie une traduction littérale du capitalisme outrancier. La misogynie un vice néfaste pour une société qui essaye d’avancer. Comme si le rap n’était toujours pas en mesure de produire de
secondarité. Comme si son contenu était un symptôme, jamais une projection. Comme si ça ne se voyait pas que ces jeunes gens s’inventent des personnages, comme le font leurs aînés depuis des décennies (les punks étaient-ils conscients ? Le funk était-il égalitariste ? Etc.). Comme si cette incarnation frontale, aimantée par le pire, ne pouvait être considérée comme une démarche artistique – et nous libérer un instant des terrifiantes pensées qui embarrassent aussi nos cerveaux de braves gens. 
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Cette incompréhension immuable – qui, en un sens, protège aussi le rap - aucun membre de la nouvelle génération d’ici ne sait mieux l’attiser que Siboy, rappeur cagoulé de Mulhouse signé sur 92i (le label de Booba) qui a pris la pente la plus hardcore possible, avec son flow détraqué et furieux à rebours de la violence satinée de PNL, ses gestes de guerrier-branleur qui n’a plus rien à perdre et ses provocations qui font tâche dans la France post-attentats. Mais c’est aussi celui qui semble le plus à même de faire douter les censeurs, utilisant sans cesse l’humour pour désamorcer la brutalité, retournant volontiers ses instincts de mort contre lui- même, et confrontant son personnage à des paradoxes si extrêmes qu’on ne peut prendre tout ça au sérieux sous peine d’être soi-même pris pour un con (ce que personne ne souhaite). On a donc profité de la sortie de son premier album, Spécial, pour le rencontrer en chair et en masque, évoquer ses obsessions et le confronter aux clichés dont il est à la fois passeur et victime, par le biais de citations prélevées dans ses textes. Haters gonna hate ? Sûrement, mais ce ne sera pas faute d’avoir essayé. Après ça, promis, on vous laisse tranquilles dans votre merde.

Siboy - Téléphone

03:16

J’ai envie de commencer par un extrait de Low "J’suis trop différent et c'est ça qui dérange/Sont prêts à me boycotter pour une taspé qui secoue ses hanches." Comment tu te sens dans le rap français, au moment de sortir ton premier album ?

Je me sens grave différent. Déjà à l’époque de Low, j’avais conscience qu’en arrivant cagoulé, hyper agressif, ça ne serait pas un chemin facile, que ça prendrait du temps avant que les gens acceptent mon délire. Je ne crains pas le boycott, mais je ne serais pas étonné que ça arrive.

J’ai l’impression que ce sentiment dépasse ton rapport à la concurrence, que c’est quelque chose de profondément ancré.

De ouf. Ça vient peut-être de l’enfance, je ne pourrais pas te dire. Bien avant que je sois dans le rap, je me sentais différent. Je me posais déjà des questions sur la vie, sur la Terre, des conneries comme ça. En même temps, je pense que chaque être humain se sent différent. Ça serait bizarre de dire : "je suis comme les autres". Même si beaucoup de rappeurs sont, de fait, conformistes.

Autre phrase dans "Low" : "l'humain restera mauvais du berceau au tombeau". Cette misanthropie revient souvent dans tes textes.

C’est dans nos gênes, je pense. On ne se rend pas compte mais on est tous mauvais ! (Rires.) Après, c’est mon interprétation, ça n’engage que moi.

Dans "Doué", tu as cette punchline assassine : "Qu'est-ce qui s'passe négro ?/Vous avez tous le même flow, qu'est-ce qui s'passe négro ?". Comment as-tu trouvé ton flow qui, en effet, ne ressemble à rien dans le rap français ?

A cette époque, je lâchais tout sans aucun calcul. J’appelle ça "râler". Et ça donne un style. Après, je m’inspire aussi beaucoup des Américains.

SIBOY FREESTYLE "DOUÉ" directed by JAMES CAM'RHUM

04:53

Lesquels ? Intuitivement, je me dis que tu as beaucoup écouté de rap hardcore des 90’s, de dirty south, en particulier Three 6 Mafia.

C’est vrai, dès le départ, Three 6 Mafia a été un repère. Dans les plus récents, Future m’inspire beaucoup, je le vois comme mon père spirituel, même si nos styles n’ont rien à voir. En plus c’est du rap de codéine, il m’enjaille. Il y a aussi des gars comme Peewee Longway et Migos, dont le dernier album est très lourd. Et puis Kodak Black, qui me fait penser à moi sans la cagoule.

Tu résumes bien ton style dans "Exécution" : "J'suis turfu-izé/Argot africanisé /Codéïné/Flow américanisé". Il y a les ricains, mais aussi beaucoup le parler africain.

Quand je vais jouer au foot avec mes potes – qui sont des gros cainfs, des blédards – tout dans leur façon de parler m’inspire. Par exemple, dans "Au Revoir Merci", il y a un bruit particulier, quand je fais "hééééé" : c’est comme ça qu’ils demandent de leur faire la passe ! (Rires.)

C’est un argot qui évolue vite ?

À fond. Les Congolais, les Sénégalais, les Camerounais ont tous leur propre manière de parler, qui est en train de devenir à la mode. Avec du recul, c’est beau.

Siboy - " Lelo " Freestyle - Daymolition

02:28

Tu utilises aussi souvent le lingala, comme sur Lelo. "On m’a dit yokasa ani ni lelo, labeni la complete a bangue lelo/Bako lala bako ngosso niousoul, bako lala bako ngosso niousoul".

"Bako lala bako ngosso niousoul", ça veut dire : "on va tous les mettre à terre". Le lingala est ma langue natale, je la parle rarement mais je la comprends très bien. Déjà, au Congo, dès que tu rentres à l’école, tu dois parler français. Même mes parents ne parlent pas tout le temps lingala.

À quel âge es-tu arrivé en France ?

Sept ans, huit ans. Ma mémoire, là…

Tu donnes souvent des indices sur ton enfance congolaise. Dans "Zer", tu dis cette phrase terrible : "Inexplicables, négro, sont toutes mes prouesses/J'roulais sur des cadavres, jeune dans une brouette".

Ça, c’est du réel. Quand j’ai fui la guerre avec mes parents, ma daronne m’a foutu dans une brouette, à défaut d’avoir une voiture… Elle me poussait, je sentais des secousses, et quand je regardais autour de moi, je voyais des cadavres. Je peux te dire que je ne l’oublierai jamais.

Booba - Zer (ft. Siboy & Benash)

04:41

Pour toi, le côté street - indissociable du rap - c’est du vécu ou plutôt un fantasme ?

Il y a un peu de vécu. J’ai connu ce genre de difficultés : dormir dehors, ne pas avoir à manger pendant des jours, galérer. Après, bicraver, c’était pas vraiment mon délire. Venant d’Afrique et ayant connu la guerre, je n’avais pas vraiment envie de m’amuser avec ça.

Dans "Eliminé", il y a cette punchline : "Nique l'acteur principal/Fuck Sangoku, vive Broly". Elle correspond bien à ton personnage d’underdog.

Beaucoup de gens me taillent sur Twitter à cause de ça. OK, je comprends, c’est Dragon Ball Z, mais en ce qui me concerne, j’aime beaucoup plus l’attitude de Broly que celle de Sangoku. C’est un mec qui vient, il casse des gueules, mais il ne parle pas, il ne pleure pas, il ne met même pas ses mains en l’air pour demander qu’on lui donne de la force. (Rires.) D’ailleurs dans la série, Broly dit à Sangoku : "toi, je t’aime pas parce que tu pleurais beaucoup quand tu étais petit" !

Passons à "Mirinda". "Si Facebook avait le mode ennemi, j'aurais plus de 100.000 demandes d'ajouts/Je félicite Jésus Christ car j'ai du mal à tendre ma joue". J’y vois deux caractéristiques centrales de ton personnage : la paranoïa et le désir de vengeance.

Déjà, moi, de nature, je suis parano. Je m’invente tout le temps des films atroces dans ma tête. C’est à cause de la drogue aussi, faut dire ce qui est. Ça rend grave parano, ces merdes. Je fais la différence quand j’arrête quelques temps et que je me remets à consommer.

Tu penses que tu as un ennemi, donc tu te prépares à te venger.

Voilà, c’est exactement ça. (Il éclate de rire.)

On parle de la cagoule ? Dans "Mirinda" encore, tu donnes une explication claire : "J'ai un marmot sur le dos/Pour lui j'ai mis la cagoule sur la tête".

C’est vrai mais ce n’est pas la raison de base. Le marmot, il est venu après – même si je savais déjà qu’il allait arriver – et je me suis dit que c’était une bonne chose d’avoir mis la cagoule. Quand il va grandir, qu’on lui dira : "ton père c’est Siboy", ça va déjà être chaud… Mais ça l’aurait été encore plus à visage découvert. Pour te dire la vérité, je n’ai pas très envie qu’il sache que c’est moi.

SIBOY "MIRINDA" directed by JAMES CAM'RHUM prod by SHOMRON BEATZ

03:27

La cagoule, les masques, ce n’est pas nouveau dans le rap.

Il y a plein de rappeurs qui ont mis la cagoule pendant un moment mais ne l’ont pas gardée. Young Buck par exemple : quand je l’ai vu, j’ai grave kiffé l’image que ça donnait. Ça fait partie des inspirations qui m’ont convaincu de la porter. Mais l’objectif de base, c’était de me cacher, de rester anonyme.

Une autre constante de ton personnage : la consommation de boissons codéïnées. A la base, ça vient du rap américain : Three 6 Mafia dont on parlait, DJ Screw qui en est mort, etc. Comment ça s’est infiltré dans le rap français actuel (le "jus de bagarre" de Benash) ? Avec ASAP Rocky ?

Je ne sais pas vraiment. Moi, à la base, c’est un pote qui m’a proposé d’y goûter et j’ai trouvé ça super bon. Et puis ça me faisait dormir comme un bébé… Et je me sentais bien au réveil. J’ai appris plus tard ce qu’il y avait dedans, et depuis je fais attention, j’ai diminué.

Tu en as quand même fait un marqueur de ton style.

C’est vrai. En France, depuis "Mirinda", les gens me reconnaissent grâce à ça. Siboy, il boit tout le temps du Sprite !

De manière générale, tu manies le second degré. Dans "Mula", au hasard : "J'écoute beaucoup d'Alain Souchon/Cagoulé avec des chaussons".

Mauvais exemple ! Pour le coup, c’est complètement réel. Quand je suis arrivé en France, le mari de la sœur de ma mère nous a fait écouter du Alain Souchon et TOUTE la famille a kiffé. Quand je l’écoute aujourd’hui, ça me rappelle comment je voyais la France à cette époque. Je suis fan d’Alain Souchon. Je l’écoute en chaussons, pieds nus… C’est vraiment mon gars.

Tu comprends bien que c’est décalé.

Ben ouais, je savais que ça allait choquer !

Siboy - Mula ft. Booba

04:17

Dans "Téléphone" tu dis : "Tu veux plaire au ghetto négro, moi j'veux plaire à ma mère". J’aimerais que tu m’expliques pourquoi tous les rappeurs sans exception sont obsédés par leur maman ?

C’est incroyable, hein ? Au début, je n’ai pas dit à ma mère que j’étais Siboy. J’appréhendais sa réaction. C’est mon petit frère qui a craqué… Après, elle m’a appelé et m’a dit : "pas de maladresse" (une de ses interjections fétiches, nda.). Je savais que c’était mort. Aujourd’hui, elle me donne des conseils, m’aide à prendre des décisions, me dit parfois comment je dois m’habiller… Elle est à fond derrière moi.

En même temps, le rap continue d’être hyper misogyne. La formule qui résume l’esprit général pourrait être : "toutes des putes, sauf maman".

C’est vrai, mais même en dehors du rap, les garçons sont très attachés à leur mère. C’est comme ça. C’est la base.

Passons au nouvel album, le titre "Al Pacino". "Al Pacino qu'est-ce t'a fait ? Regarde : j'reconnais plus mes re-fré, tout est noir dans nos idées". C’est malin, cette manière de parler de l’influence de la fiction sur la réalité en s’en prenant directement à un acteur.

Quand tu regardes un film comme Scarface, ou Menace II Society, tu peux tellement t’identifier à un personnage que tu te mets à reproduire les mêmes bêtises. Quand je parle d’Al Pacino, je parle de ces méchants qui nous attirent et font changer nos mentalités pour les rendre plus sombres. Je dis que c’est de sa faute parce qu’il m’a rendu comme lui, et que ça ne me plaît pas… C’est un peu de l’hypocrisie.

Est-ce que tu commences un peu à t’assagir ? Dans "Mobali", il y ce passage qui sonne comme une remise en question : "On s'est promis de s'aimer pour la vie mais j'suis fatigué/Olala, j'suis dépassé/ mon cœur a trop dépensé/Je sais que j'ai pas que des qualités/ Cagoulé, j'vois les grands-mères paniquer".

Non, pas vraiment… Enfin si. C’est une remise en question, mais assumée. J’avais envie de tester un morceau comme ça, super joyeux, super clair, en contradiction totale avec mon personnage. J’ai toujours joué sur les contradictions et je veux aller encore plus loin dans ce sens. Je peux faire un truc de lover et mettre une cagoule rose. Ça, c’est de l’art, pour moi.

Concluons sur "Déterminé" : "Rien, rien ne va changer/ Tant qu'y aura de l'argent y aura pas de paix". Comme tous les rappeurs actuels, tu dis tout le temps que tu veux faire du fric. Là, tu regardes le revers de la médaille. 

(Rires.) On court tous derrière les billets, et pour ça on est prêt à tuer des gens. Mais si on enlève ces billets, on va tuer quoi ? Il y a des guerres à cause de ça. Même les clashs dans le rap, c’est à cause de l’argent. C’est comme ça que je vois les choses. Après, je peux me tromper…


Le premier album de Siboy, Spécial, sera disponible demain. 

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