Vous ne le saviez peut-être pas mais le claviériste chanteur de Cheveu, David Lemoine, n'est pas que le claviériste-chanteur de Cheveu. Il s'occupe également, avec Antoine Capet, éducateur dans le secteur du handicap, de l'Atelier Méditerranée, un "atelier de musique expérimentale à destination d’un public dit handicapé mental ou de personnes autistes". Ce qui différencie fondamentalement leurs travaux avec les institutions et les hôpitaux de tout ceux que vous avez pu croiser jusqu'à aujourd'hui, c'est la production sonore éditée à la fin de ces sessions, par de vrais labels (Bruit Direct, Dokidoki) et tout à fait en dehors des contextes hospitalier et/ou institutionnel.
Cette semaine, ils sortent ainsi sur le label parisien Dokidoki une compilation intitulée Sur les Rails (à découvrir en stream ci-dessous), extension d'une exposition au Point Ephémère qui ouvre ses portes ce mercredi 25 juin jusqu'au dimanche 29 et qui restitue l'ensemble des travaux, sonores, mais pas seulement du dernier atelier Méditerrannée en date. On a donc rencontré David et Antoine pour qu'ils nous parlent de leur implication compliquée dans le projet, de ce qui se passe pendant les sessions, de la définition pas évidente de l'art brut et de pleins d'autres trucs passionnants.
Antoine : Le projet Sur Les Rails est en fait une évolution de l’atelier Méditerranée qui existe depuis 5 ans et qui consiste à mettre en place des ateliers pour public autiste ou personnes en situation de handicap mental ou psychique. On a déjà travaillé pendant deux ans à Mains d’Oeuvres, avec un institut médico-éducatif du coin, pendant des résidences un peu plus courtes au GRIM à Marseille, dans le cadre de l’invitation d’un festival de musique expérimentale, Emmetrop, à Bourges et à la Carène à Brest. Depuis le début de l'année scolaire, on a mis en place ce système d'atelier pour les jeunes avec lesquels je travaille.
David : L'expo est née d'une résidence chez le Collectif Mu, qui est à Chateau Rouge et qui a été une vraie impulsion, notamment parce qu'on a vu que le projet pouvait s'inscrire dans le dispositif Sound Delta (système de créations et de diffusion de contenus sonores géolocalisés) que le collectif a mis au point pour ses évenements Bande Originale.
Antoine : L’idée, c’est que dans un espace déterminé, ils quadrillent la zone qui devient une zone wifi, et ils mettent des sons dans l’espace. Chaque participant a une antenne et un casque et déambule dans une carte sonore préétablie, le déplacement devient partition selon les zones dans lesquelles on bouge. Le collectif l'avait déjà expérimenté avec des aveugles mais c'est un autre rapport au déplacement avec l'autisme, il s'agit aussi de questionner leur rapport à l’espace et au son.
David : L’idée de l’expo c’était de faire une restitution de ce travail. On tisse des liens avec plein d’ateliers cousins qui font des choses un peu expérimentales. Au fil du temps, on a réussi à identifier pas mal de partenaires, et on avait envie de formaliser ce réseau naissant par une expo et une compil’, un truc un peu généraliste, un peu photographique. C'est de là qu'est né Transports en Communs, qui regroupe tous ces ateliers et qui a plus vocation à être producteur d’événement : là on produit une première expo, on continuera probablement la réalisation de disques, même si on aime bien se maquer avec des labels qui assument leur boulot de label pour produire des disques. On servira aussi de plateformes d’échanges des technologies qu’on est en train de mettre au point.
Ce qui vous intéresse en premier, avec les sessions d'Atelier Méditerranée, c'est le processus ou la musique qui en sort?
Antoine : Il s'agit plus, pour nous, d'une recherche autour de la simplification musicale. Travailler avec des publics autistes, c’est aussi faire dans le sur-mesure, c'est un peu plus compliqué. Ce qui nous intéresse, ça n'est pas de diriger les participants ou de leur apprendre à faire de la musique expérimentale, c’est plutôt essayer de révéler une sensibilité qui est déjà là. L’idée c’est qu'il ne faut pas les mettre en échec.
David : Ça passe par la démarche technique, on doit trouver de nouveaux instruments : de la lutherie simplifiée, des espèces de guitares à plat qui sont faciles à utiliser, avec une corde, par les techniques de Makey Makey.
Makey Makey ?
Antoine : C'est un truc qui coûte une cinquantaine d’euros et qui peut transformer n’importe quoi de conducteur en touche d’ordinateur et donc en déclancheur de sample sur Ableton. L’idée c’est que c’est toi qui fait l’interrupeur avec le toucher. Tu peux par exemple le connecter à des bananes, à de la pate à modeler, à de l’encre, à des feuilles d’aluminium. Tu peux faire des tapis interactifs, par exemple avec 4 feuilles d’alu pour quelques euros, tu peux jouer avec liquides... Les possibilités sont infinies, c’est open-source, ça ne coute rien du tout, et ça permet d’aller chercher, de faire du sur-mesure, en fonction de l’ergonomie de chacun. Il y a des jeunes qui ont un rapport au toucher particulier, donc on essaie de créer un instrument sur mesure avec cette interface. C’est ça qui est génial, c’est que toutes ces petites technologies sont applicables de manière super simple aux problématiques de chacun, et ça nous permet pour pas cher de créer des choses vraiment hyper adaptées et hyper souples en terme d’utilisation.
Justement, comment travaillez-vous concrètement durant ses ateliers ?
David: Nous, ce qui nous intéresse c’est la liberté artistique : il y a déjà des ateliers musicaux dans ce genre d’institutions mais souvent les éducateurs jouent au même titre que les personnes. Nous, on veut vraiment se mettre un peu en retrait et être seulement des facilitateurs, essayer de capter ce qu’ils sont et pas les forger à un style musical. On propose plus qu’on ne les guide. On fait un maximum d’outils qu’ils peuvent s’approprier très rapidement. C'est ensuite que certains vont accrocher sur un synthé, certains sur un truc qui marche au doigt, certains sur des trucs qui mettent le corps en mouvement, . C’est vraiment variable. Une fois qu'ils ont accroché, ce truc devient leur instrument au même titre que n'importe quel autre musicien.
Antoine: Avant même de commencer, on avait des tas de modèles en tête. L’hôpital de jour d’Antony par exemple fait un atelier radio avec Franq de Quengo de Sonic Protest et un psy qui fabrique des guitares et en joue. Eux travaillent de manière hebdomadaire à la radio, sur Radio Libertaire. Ils font aussi un module "musique" : ils ont commencé avec Alan Courtis, le fondateur des Reynols, ce groupe argentin avec un trisomique à la batterie et au chant. Ils ont fait un workshop d’une semaine à la Gaité Lyrique l’année dernière pendant Sonic Protest, ils ont commencé à devenir un vrai groupe, les Harry's. Ils ont même fait une nouvelle semaine de musique pour le Sonic Protest de cette année. Après, il y a Vivian Grezzini, un infirmier psy qui travaille à Bourg en Bresse, dans un hôpital psychiatrique bien costaud. Il fait de la harsh noise, il a un label de harsh noise et il fait des ateliers d’écoute, de "musique enveloppante" comme il dit et des ateliers de musique. Il organise aussi un concert par mois dans son hôpital. Pour le coup, l’idée c’est que ce soit assez radical, qu’il n’y aient pas de compromis pour donner un truc un peu entier... En fait il a même organisé un festival de grindcore l’année dernière, aussi dans l'hôpital. Il organise une Défaite de la musique en juin. Lui, il fait vraiment des supers trucs mais ça reste assez clos, popre à son hôpital, il ne peut pas sortir de production, il ne peut pas sortir de vidéo, c’est un autre monde.
David : Grosso modo c’est un peu l’idée de l’expo aussi : donner à voir des choses qui restent normalement dans la discrétion et le petit secret des institutions. C’est hyper dur, on bataille beaucoup, justement pour pas commettre d’impairs avec les institutions, pour ne rien montrer qui n'aurait pas été validé 15 fois. On marche un peu sur des œufs en ce qui concerne ce qu'on peut montrer ou non. Les institutions ont une grosse réticence à montrer de l’image, ils ont très peur des dérapages donc on reste très prudents avec ça. Vivian a pris le parti de tout archiver sur des VHS, qu'il va faire écouter le vendredi après midi avant le concert. En fait la semaine d’expo, du mercredi 25 juin au dimanche 29 va être rythmée par deux évènements par jour où on va pouvoir rencontrer tel ou tel acteur, assister à des ateliers ouverts, des démonstrations, des instruments, des projections de films...
Antoine: On essaie de rassembler un maximum de gens qui sont dans ses réflexions, tant sur le coté technique, de comment on travaille avec ces publics, que du coté aussi un peu philosophique, c'est à dire qu'est-ce que ça engendre.
Quid justement de l'acte militant ?
Antoine: Moi je suis éducateur, alors j’ai quand même un angle où je vois les intérêts des jeunes . Mais ce qui m'intéresse aussi surtout, c'est l'aventure musicale : David n'est pas personnel médical pour commencer, et il y a des choses qu’on ne peut pas faire ailleurs, qu'on n'entend pas ailleurs. Il y a une sorte de liberté, de justesse, parfois un peu bancale, mais une vraie poésie se dégage de ces jeunes. Même si c'est évidemment inteéessant quand on est témoin de l’émergence du langage, quand on constate des évolutions, je crois qu'il y a vraiment la double casquette. En tout cas, on ne se positionne pas du tout comme des musico-thérapeutes ou des soigneurs qui allons les aider : s'il y a des effets thérapeutiques tant mieux mais il n'y a aucune prétention thérapeutique. L’idée c’est qu’on s’amuse et qu’il s’amusent.
David: C'est un peu particulier à l'Atelier Méditerranée et c'est moins vrai pour les autres, mais on produit un disque pour marquer le coup à chaque fin d'atelier, qu'il ait duré 6 mois ou 3 jours. On veut montrer qu'on a une vraie démarche qualitative, qui n'est pas juste un truc chronophage qui occupe le temps des participants. Il y a une vraie validité artistique. C’est un peu la même démarche quand on vient dans un vrai lieu d’expo, qu'on investit une vraie salle de concert.
Antoine: Oui, on travaille avec des vrais labels, comme Bruit Direct et Dokidoki. Nos partenaires ne sont pas des gens du handicap. On en a, de fait, qui sont du handicap mais les gens qui portent le projet s'intéresse vraiment au contenu.
David: Et on arrive à des vrais trucs de qualité, on vend des disques, on trouve ça beau.
Comment les productions s'insèrent-elles dans l'histoire des musiques de la marge, des musiciens outsiders et des musiciens issus de l'art brut ? Faites-vous partie de ces gens qui font le lien entre le punk comme musique primitive et la musique brute ?
Antoine: On a envie de faire des références à l'art brut mais c'est toujours délicat. C’est le terme le plus généraliste qui explique comment sont faites les productions artistiques avec des personnes en institution et en même temps, l’idée de l’art brut c’est quand même dans la définition de Dubuffet, "une personne indemne de culture". Et en ce qui nous concerne, c'est faux : qu’ils soient autistes ou complètement fous, nos jeunes ne sont pas indemnes de culture, tout le monde est emprunt de télé, de publicité, de radio, de clips télé... Justement, il y a beaucoup de référence hyper pop, mais dans le sens pop-art : on retrouve par exemple des bribes de publicités. Mais la démarche n'est pas pop-art puisqu'ils n'en sont pas conscients. C’est pour ça qu'on a inventé un petit jeu de mot, qui marche aussi bien pour la musique que pour les productions plastique, de « brut-pop », avec "brit-pop" et en même temps ce coté pop-art et art brut. C’est vrai qu’on utilise pas mal ce terme aussi pour ne pas rentrer dans les débats artistiques.
David: Pour le punk comme musique primitive, oui, si l'on se place du coté absence de technique et liberté...
Antoine: Mais c'est aussi délicat que le débat sur l’art brut. Oui, il y a ce coté DIY qui nous anime dans le sens où l'on fait des choses assez pauvres, avec des instruments pas chers, des trucs qu'on peut défoncer. Les jeunes sont dans cette absence de technique, dans le fait de faire ce qui les intéresse quand ça les intéresse.
David: Ils sont assez punk dans l’esprit en fait, ils n'en ont franchement rien à branler. Il y a aussi ce dont tu parlais, ce mélange de tout ce qui peut être pretexte ou élément constitutif des musiques, que ça aillent des pubs qu’ils retiennent par cœur, parce que ça les imprègnent au quotidien, aux chaine Youtube qu’ils vont pouvoir regarder, à la musique que leurs parents ont écouté et qui les a bercé. Quand on fait des sessions en studio avec eux, c'est cet espèce de mélange sans hiérarchie qui nous arrive, tout est exactement au même niveau, c'est livré comme ça dans une espèce de magma étrange, et c’est assez génial.
Antoine: Il y a toutes ces influences, la télé... Mais il y a aussi leur rapport aux sons tout court. Ça n'est pas vrai pour tous les autistes mais beaucoup ont ce coté hyper sensoriel qui fait qu'ils s'intéressent autant au bruit d’un train qu’au bruit d’une radio, il y a réellement un plaisir du son.
Transports en communs vient donc de là ?
David: Il y a une espèce d’obsession récurrente chez les jeunes, chez les autistes en particulier pour les trains, les métros. Ça va à la fois des bruits du métro, dont ils chantent la note quand on se ballade avec eux...
Antoine: Des drones...
David: Mais ils ont aussi une obsession des choses très régulières, que ce soit les cartographies de métro, les noms des stations, les annonces... Il y a cet espèce de truc hyper autistique dans la répétition, dans la régularité.
Antoine: Sans chercher pourquoi, il y a une vraie passion commune pour les transports. Et puis c’est évidemment aussi l’idée du vivre ensemble, de l’aventure au même niveau, "on est tous dans le même bateau-bus".
David: Et c’est marrant, d’ailleurs, les visuels qui illustrent l’expo et la compil’ sont des extraits du magazine Rail Passion (un magazine sur les trains, donc, ndr).
Antoine: Oui, j'ai un jeune qui est complètement fan de train et qui achète des magazines hyper techniques sur les trains, avec un DVD de train. Il regarde ses DVDs sur VLC et il ralentit les séquences de train, il se laisse imprégner par ses nappes de train au ralenti et il colorie aussi les photos de trains en rose, en jaune, il recolorie les arbres. Ça en fait un objet assez drôle, c'est d'ailleurs ça qu'on a mis sur la pochette.
Vos travaux avec "Transports en Communs" irriguent-ils éventuellement vos travaux personnels, notamment toi David, avec Cheveu ?
David: C'est clairement indépendant, c'est une posture différente. Ce qui est important, c'est de se dire que pour faire de la bonne musique, il faut trouver un espèce de ton juste, qu’il y a un truc de l’instant, de ressenti et de liberté aussi, sans rapport à la technique. Tu te dis "Voilà, je ne suis pas technicien, je ne sais pas faire de musique", mais on a tous des formes de plaisir de son et comme disait Antoine, ça peut très bien être un bruit de machine, un bruit de n'importe quoi. L'idée, c'est de se dire que tout est exploitable. Ça libère vraiment du carcan, des contraintes des codes de la pop ou du rock...
Antoine: Ça aide à pas l'oublier quoi.
David: Oui, voilà, c'est une bonne piqure de rappel de liberté formelle. Je pense qu'on trouve un peu ça dans Cheveu justement, cette demande de liberté. Cela dit, j'ai des projets plus libres, en l'occurence Noyade avec Eric Minkinnen, un duo un peu impro, qui, pour le coup, peut se rapprocher en terme de forme de ce qu'on peut produire en atelier. Mais c’est vraiment avant tout une question de posture, on ne va pas essayer de copier ce qui se passe dans les ateliers, ça n'aurait pas vraiment de sens.
La compilation Sur les Rails est disponible juste ici, via le bandcamp du label Dokidoki.
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