Le chaud et le froid. Mona Soyoc et Spatz. La chanteuse au regard qui tue et le machiniste taciturne. Une dualité qui faisait le charme unique de Kas Product, ces pionniers français de la cold wave en 1980 (date de sortie du premier maxi 45-tours Mind) et qu'on retrouve inchangée trente-sept ans plus tard. Prétexte de l'interview : la réédition par Soul Jazz Records de l'indispensable compilation Black & Noir. Quand la première s'émeut et se marre sans retenue, le second cause matos sans remuer un muscle facial. Comment ces deux-là ont-ils changé la face du rock depuis un no man's land lorrain ? Réponses à doubles-fonds.
Vous vous rappelez de votre toute première rencontre en 1978 ?
Mona Soyoc : Il me semble que c'était dans la cave de Spatz.
Spatz : C'était dans le grenier.
M : Un copain à moi, qui jouait du sax, m’a proposé d’aller faire une jam chez Spatz. C’était la première fois que je rencontrais quelqu’un qui avait des synthés. Ça n’existait pas à l’époque, pour ainsi dire. Je me souviens avoir été éblouie par le son que ça produisait.
Au départ, Kas Product était un quatuor.
S : Oui, on a commencé à jouer avec un batteur, même si je possédais déjà une boîte à rythmes. Mais on s'est vite retrouvé à deux. Ça permettait d’être plus souple et de travailler sur un magnéto à bandes sans se soucier des prises de batteries. Et puis j’avais envie de faire de la musique uniquement à base d’électronique.
M : Au départ, on répétait dans un garage vieux et froid. On avait mis des boîtes d’œufs contre les murs, un tapis au sol et des tentures un peu partout. Le problème, c’est que certains musiciens prenaient des drogues, alors ils rataient les répètes ou s’endormaient au milieu. La sélection s’est donc faite presque naturellement.
À part la musique, vous aviez d'autres passions communes ?
S : À la base, on a des univers très différents. On s’est trouvé en travaillant et en s’écoutant beaucoup. On se basait sur des improvisations, dans lesquelles on gardait les thèmes qui nous semblaient intéressants, qu’on montait ensuite sur des durées de trois minutes maximum. On n’essayait pas de faire des morceaux trop long, sauf "Take Me Tonight", qui dure quatre minutes et qu’on a enregistré d’un jet en répétant dans un salon.
Quelle était votre expérience musicale avant Kas Product ? Mona, on sait que tu as été chanteuse de jazz.
M : J’ai grandi en Angleterre dans les années 60, à une époque où la musique était très différente de ce qu'on trouvait en France. Grâce à mes grands-frères, qui jouaient pas mal d’instruments, j’ai pu avoir une éducation musicale très variée. Un de mes premiers jobs, c’était chanteuse au festival de jazz de Nancy. J’ai travaillé aussi un moment dans un orchestre qui faisait les bals du samedi dans les Vosges. Je vous recommande les Vosges, surtout en hiver… C’était très initiatique ! Puis à force de chanter pour les autres, j’ai eu envie d'être mon propre patron et de créer une musique différente. Autour de moi, je ne voyais que Spatz qui soit assez ouvert pour me suivre dans mon délire, justement parce qu’il n’avait pas de culture musicale traditionnelle.
S : Heu, si si, quand même, j’ai appris un peu le piano…
M : Ah ben c’est comme ça que je te voyais !
S : Ma mère jouait du piano et m’a donné des rudiments.
M : Voilà, mais tu n’étais pas fixé dans un style, c’est ce que je voulais dire.
S : Ce qui m’intéressait à l’époque, c’était surtout la synthèse sonore. L’harmonie et les rythmes, c’était plus du bidouillage.
Comme disait Mona, en 78, presque personne n’avait encore de synthé. Si on regarde les groupes auxquels on vous compare - le premier Suicide sort en 77, le premier Siouxsie & The Banshees en 78, Métal Urbain en France c’est 77 – on peut se demander comment vous avez eu accès à tout ça aussi tôt.
S : Il y avait déjà pas mal de groupes qui utilisaient les synthés, mais c’est vrai que c’étaient plutôt des groupes de studio. Nous, dès le départ, on a essayé d’aller sur scène avec des synthés et des boîtes à rythmes. Personnellement, j’ai eu la chance d’écouter Suicide assez tôt et de les voir en concert, mais on n’a jamais essayé de les imiter.
M : Je crois qu’il y avait alors une urgence à sortir des schémas traditionnels. On a commencé à enregistrer par nos propres moyens, sans même penser à chercher une maison de disques. La musique, pour nous, c’était une expression vitale, un acte de survie politique. On avait besoin de revendiquer notre identité.
Kas Product avait un côté très théâtral, qui était présent de manière générale dans le post-punk, et qui est moins prononcé aujourd’hui chez ceux qui s’en réclament.
M : Il y avait un côté cabaret, une recherche esthétique. On s’amusait à inventer des coiffures, on récupérait des fringues pour les teindre en noir, on créait des bijoux à partir de miroirs brisés. C’était aussi une manière de casser les codes.
S : Le contexte politique était particulier, on était au milieu d’une série noire. Les gens avaient envie de sortir parce qu’il ne se passait rien. Il n’y avait pas de bars sympas. C’est sans doute ça qui nous a permis d’être pionniers.
Du coup, la radicalité est venue de l’ennui.
M : C’est vrai que ça aide ! On passait beaucoup de temps à chercher notre alchimie. Je ne sais pas si le temps était différent à l'époque, j'ai l'impression qu'il passait beaucoup plus lentement.
S : Il faut prendre en compte le climat au sens large, à la fois social et celui de la vallée de la Moselle où on vivait, avec l’industrie métallurgique tout autour. Ce qui se passait en Angleterre ou aux Etats-Unis arrivait six mois après ici. Notre seul lieu de rendez-vous, c’était un disquaire de Nancy, qui était une mine d'or en matière de groupes alternatifs. Il partait à New York pour ramener des disques. C’est lui qui a créé le label Punk Records pour sortir notre premier 45-tours et qui a déniché un Revox pour qu’on puisse l’enregistrer.
Vous avez fait vos premiers concerts après la sortie de ce disque ?
S : Oui, le fait d'avoir un disque qui nous a permis de trouver des dates. Notre tout premier concert, c'était en première partie de This Heat à Nancy. On avait aménagé la scène en déroulant un bout de grillage entre deux poteaux. Même si on avait bien répété, on avait une appréhension parce que les gens avaient l'habitude du guitare_basse_batterie. Entre chaque morceau, il y avait un petit temps pour reprogrammer le synthé et la boîte à rythme, comme il n'y avait pas de mémoire. Ça prenait bien une ou deux minutes.
M : Du coup on avait trouvé un système : on lançait des bandes enregistrées pendant les pauses. Des petits sketchs bizarres avec des onomatopées, des cris, des coups de pistolet. Quant au grillage, c'était à la fois par provocation et par sécurité, au cas où les gens auraient envie de nous jeter des trucs. Quelques semaines avant, les Damned avaient joué dans cette salle et ça s'était terminé en bagarre générale !
Une anecdote sur This Heat ce soir-là ?
M : Je me souviens surtout que Charles Bullen jouait de la guitare avec un vibromasseur... C'était son truc !
Aujourd'hui, il y a une scène underground foisonnante dans l'est de la France, notamment des groupes inspirés par l'esthétique du début des années 80. Du coup, il y a plus de groupes qui sonnent comme vous que quand vous avez commencé.
M : Oui, c'est marrant.
S : La différence, c'est qu'à l'époque, il fallait encore être musicien, maîtriser son instrument. Aujourd'hui, on peut s'exprimer à travers une esthétique, la musique en tant que telle est passée au second plan.
Pour finir, la question Dolorean. Si vous pouviez remonter dans le temps et rencontrer votre version jeune, quel conseil lui donneriez-vous ?
M : "Have more fun !"
S : (Ne comprend pas la question et répond complètement à côté).
M : Je me dirais aussi : "t'inquiète pas, ça ne peut que s'améliorer". À vingt ans, tu manques de confiance, tu es indécis et limité au niveau de ta pensée. Après, plus tu gagnes en maturité, plus tu n'en as rien à cirer !
La compilation Black & Noir de Kas Product vient d'être rééditée sur Soul Jazz Records.
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