Aluk Todolo, c'est le rock rituel réduit à sa plus fondamentale expression. Formé dans les souterrains de Grenoble par Antoine Hadjioannou, Matthieu Canaguier et Shantidas Riedacker, trois esprits libres formés à diverses formes de musique extrême (folk de hippie, black metal de la faille) et aux enseignements ambigus d'occultismes plus ou moins ancestraux, ce trio très apprécié de Stephen O'Malley de Sunn O))) et de tout ce que notre époque anxieuse compte d'amateurs de bruit non-identifié a trouvé la lumière (noire) en se débarrassant de tout ce qui embarrasse les musiques extrêmes - du black metal le plus déviant au krautrock le plus famélique - et l'empêche de décoller.
Exit les pentagrammes inversés et les sons de guitare trop identifiés, bonjour Harmonie des sphères, voyages astraux, lueur d'éternité : comme chez La Monte Young ou Terry Riley, tout est pensé chez Aluk Todolo pour nous / vous / leur faire quitter le monde du trivial et entamer l'élévation par le son, peu importe le coin de l'Univers qui a votre préférence.
Le terme "occult rock", brandi par le trio depuis ses tout débuts, est ainsi à prendre au pied de la lettre plutôt qu'en référence au genre musical de pacotille qui mouille les caleçons de metalheads depuis ce jour maudit où les idiots géniaux de Black Sabbath ont brandi leur premier crucifix à l'envers pour faire chier les hippies du quartier : Aluk Todolo joue de la musique magique, qui a le pouvoir de vous transformer. Pour toujours.
A l'occasion de leur concert demain soir à L'église Saint-Merri dans le cadre de Sonic Protest, Antoine Hadjioanno et Shantidas Riedacker ont répondu à nos questions entre la poire et le fromage, dans un rade bruyant de Belleville. Nous avons parlé de la génèse du groupe, de tabula rasa, de la grande étrangeté des musiques de supermarché, et d'Aleister Crowley.
En préambule, une question idiote qui prouve que je ne vous ai jamais vus jouer en concert : à quoi ça ressemble, un concert d'Aluk Todolo?
Antoine Hadjioannou : Il y a deux types de public qui viennent à nos concerts : ceux qui méditent, et ceux qui se laissent aller à l’hystérie. C’est logique : les deux éléments, le souterrain et la syncope, sont dans la musique. D’un pays à l’autre, un élément prend le pas sur l’autre. On se traîne une majorité de statiques indécrottables.
Vous jouez plutôt dans le réseau metal ou le réseau expérimental ?
Shantidas Riedacker : On a récemment joué dans un festival de musique industrielle en Pologne. Là, les mecs ont plus l’habitude de Lustmord et réagissent particulièrement fort aux rythmes de la batterie. Quand on joue dans un festival de black metal, comme on l’a récemment fait en Allemagne avec Bethlehem et Seth, on est des petits joueurs mais les gens sont toujours heureux de nous entendre en fin de soirée après 4h de blast beats. Et puis il y a les festivals de rock psyché, et l’accueil est encore radicalement différent. C’est pas avec Nana Chérie qu’on a joué récemment?
Antoine : Neneh Cherry, ouais, en Suède.
Vous pouvez nous raconter la génèse du groupe? Je sais qu'aux origines, il y a Diamatregon, un groupe de black metal.
Shantidas : Diamatregon, c’était mon one-man band. Et puis j’ai été rejoint par un batteur et Matthieu (Canaguier, ndr), qui n’a pas pu nous rejoindre aujourd’hui. Puis Antoine a eu un projet avec Matthieu de son côté. Quand on a fondé Aluk Todolo, Diamatregon n’était plus actif.
Antoine : On avait ce projet folk avec Matthieu, les Melting Sultans. Et puis il est parti en Indonésie. Il est revenu avec le nom Aluk Todolo, un culte animiste bizarre. Il m’a dit, “ça ferait un chouette nom d’album”. Je lui ai répondu “ça ferait un super nom de groupe”. Ceci dit, j’étais novice à la batterie. Avant ça, je jouais de la guimbarde. Sans rire.
Shantidas : Au même moment, je rentrais de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane. Avant ça, j’avais vécu en Norvège. On a décidé de faire un groupe qui sorte des normes qu’on connaissait. Un truc un peu fou, nourri de nos expériences.
Antoine : On a fait cinq répétitions avant notre premier concert.
Shantidas : Le nom du groupe était inscrit sur le flyer du concert avant qu’on sache que ce qu’on allait jouer. Avant la première repete. Avant qu’on ait décidé qui ferait quoi dans le groupe.
Qu’est-ce que vous aviez derrière la tête pour la musique?
Antoine : Une forte envie d’en découdre. Une envie de transe, de trip, voire plus. Même si les moyens étaient encore loin d’être fixés.
Shantidas : Tout était là, en germe. Il y avait déjà écrit “occult rock” sur ce premier flyer de concert. On jouait dans le noir, et le plus fort possible.
Antoine : Je finissais les répétitions avec les doigts en sang à force de taper à côté.
Shantidas : A force de se taper la tête contre les murs, on a eu l’idée de cette ampoule autour de laquelle on pourrait se placer en rond, comme autour d’un feu.
L’obscurité, le refus d’emprunter à des genres musicaux précis, c’est autant de manière de revenir à un état fondamental de la musique? Avant le rock, avant la culture presque?
Antoine : Quand on s’est connus, on était tous les trois à fond dans le black. Et dans le black, il y a déjà une énergie archaïque super puissante. Quand on a découvert les groupes allemands du krautrock, ça nous a retourné le cerveau : leur liberté n’est pas forcément liée à une maîtrise de l’instrument, l’accident est possible et peut être générateur de surprises… Beaucoup de choses d’Aluk Todolo viennent de ce désir de liberté. On s’est laissés porter par le nom. “Aluk Todolo” ça veut dire “les anciennes croyances” ou “la voie des ancêtres”...
Shantidas : Il y a eu une volonté de tabula rasa. De repartir de la matière sonore comme masse à modeler.
Antoine : La motivation, c’est la réalisation de soi à partir de la musique, pas de partir de la musique pour aller vers une autre musique. En tant que batteur, j’essaye de faire le vide pour essayer de canaliser des forces. La seule personnalité qu’il y a dans mon jeu de batterie, c’est la forme de mon corps.
Shantidas : Notre album précédent, Occult Rock, commence par un blast beat assez black metal dans l’idée, qui tourne pendant 10 minutes. Mais il n’y a qu’une seule note qui tourne en dessous, une seule vibration, si bien qu’on l’oublie. Appelons ce disque notre manifeste. On a tout mis à zéro, on a secoué à fond. La fumée qui s’échappe, c’est notre musique.
Antoine : A l’origine, le morceau s’appelait “Varanasi”, l’autre nom de Bénarès, en Inde.
Shantidas : C’est la ville où le feu ne s’arrête jamais. Dans l’idéal des Indiens, on vient y briser le cercle infernal des réincarnations. C’est une grande inspiration.
Antoine : C’est l’idée de notre album: un feu rituel, purificateur. Une sorte de “om”, mais qui brûle.
Aluk Todolo - Occult Rock I
10:13
Vous avez été surpris de constater que le résultat correspondait finalement pas mal à d’autres formes musicales, comme le raga indien par exemple ?Antoine : Une fois que tu te débarrasses des vêtements, du décorum, des oripeaux il reste quelque chose de fondamental. “Occult Rock” ça veut dire ce que ça veut dire : on utilise des instruments de rock, mais on fait de la musique magique. Prends Led Zeppelin : sans le contexte, sans les paroles, sans les années 70, sans les “
baby baby”, pourquoi ça marche ? C’est pas par hasard que
Jimmy Page a racheté le manoir d’Aleister Crowley. Notre but, c’est d’enlever les accessoires pour retrouver l’essence vibratoire. Et effectivement, on est souvent surpris - mais plutôt par la cohérence de ce qui sort. Il y a une synchronicité à l’oeuvre qui correspond à une voie, qu’elle soit traditionnelle, primordiale, ou comme tu veux l’appeler. Notre album
Finsternis, dont le titre signifie “éclipse” en allemand, s’est appelé comme ça avant qu’on se rende compte, en mixant le disque, qu’il était construit en cinq mouvements, comme les cinq mouvements d’une éclipse - “Premier Contact”, “Deuxieme Contact”, “Totalité”... D’où les titres du disque, qui correspondent aux cinq étapes.
Shantidas : Après, on refuse d’imposer des images ou des significations pour notre musique. Ce qui compte, c’est l’énergie primordiale, l'évocation comme l'invocation.
Antoine : Tout ce qui se dit autour de nos disques est juste, par essence, puisque notre musique est dénuée d’accroches ou de repères, et fonctionne essentiellement comme un miroir. On provoque des paysages mentaux, et ces paysages sont propres à chacun. C’est pour ça qu’on ne veut pas faire de clip. Ce serait figer une vision.
Votre musique fonctionne comme un rituel initiatique, en quelque sorte : vous montrez la voix, mais chacun doit prendre la décision de faire son propre chemin.Antoine : Au départ, ce qui importe pour nous, c’est notre propre chemin. Notre musique, c’est notre outil ésotérique, notre jeu magique favori. Trois gars qui font leur quête personnelle à travers la musique.
Leur quête de quoi? Je ne peux m’empêcher de noter que vous utilisez le mot “primordial” et que ce n’est pas par hasard... Vous avez beaucoup lu les écrits de René Guénon, ce père de l'ésotérisme moderne?Antoine : C’est effectivement René Guénon qui en parle le mieux. Et il pose les faits très simplement, si bien que c’est difficile de ne pas être d’accord avec lui. Nous sommes dans une ère de dissolution, d’inversion des valeurs: le Kali Yuga. Une certaine partie de l'humanité a besoin de retourner vers des principes ancestraux, des principes de vie cosmique, des choses simples, les pôles masculins et féminins... Notre musique va dans ce sens pour une bonne raison : c’est la base du groupe, qu’on a posé avant de savoir la musique qu’on voulait jouer.
Aluk Todolo - Obedience
10:00
Les gamins qui ont inventé le black metal en Norvège au début des années 90 avaient des notions très limitées des symboles qu’ils invoquaient, Satan, le néo-paganisme, tout ça. Paradoxalement, ils étaient plus intéressants quand ils étaient dépassés par les forces qui les traversaient à cette époque que par la suite, quand ils sont devenus des connaisseurs du sujet et qu’ils sont rentrés dans des dogmes.Antoine : Ça vaut pour tous les styles de musique : c’est avant que les choses soient figées qu’elles sont les plus belles. Ceci dit, pour le black metal c’est un peu particulier : moins les mecs comprenaient les forces qu’ils invoquaient, plus fort ils les invoquaient.
Shantidas : Le trop plein de testostérone n’y est pas pour rien. Les mecs étaient avant tout super romantiques.
Antoine : C’est ce qui nous plaît tant dans le black. “Nastassja in Eternal Sleep” de Darkthrone, c’est une chanson d’amour. Elle est belle.
Shantidas : C’est l’amour absolu.
Darkthrone - Nastassja in eternal sleep.avi
03:36
On vit dans une époque où la tendance est plutôt à la distance, à l’ironie, à la malignité.Shantidas : Tout ce qu’on vient de dire sur le black metal est révélateur : il ne reste rien de cette innocence des débuts.
Antoine : Faire du “trve black metal” en référence au “black metal”, c’est le contraire du “black metal”. Personnellement, j’écoute peu de musique actuelle. Quand on me demande si on est en rupture avec la tendance à recréer les formes du passé en rock, je ne sais pas quoi répondre : la seule musique “actuelle” que j’entends, c’est quand je fais mes courses au supermarché. Et le plus souvent, je suis subjugué par la bizarrerie de ce que j’entends. Je sais pas quelle musique ils mettent au Franprix où je fais mes courses mais j’y comprends rien. Il faut un second degré, une culture compliquée de choses très particulières, c’est autoréférentiel à un point très poussé, post-moderne, même dans les sons… C’est beaucoup plus avant-gardiste que ce qu’on joue dans Aluk Todolo.
D’une certaine manière, votre musique est réactionnaire.Antoine : J’assume le terme. Mais j’ai plus l’impression que la plupart des musiques actuelles se positionnent contre la nôtre que le contraire. Socialement, politiquement, spirituellement... tu peux voir les choses d’un point de vue exotérique - et dans ce sens là, oui, notre musique se bat contre le monde moderne. Mais notre musique est avant tout positive. Elle ne propose pas la guerre. Elle propose l’amour. Et si le monde autour de nous était différent, la musique d’Aluk Todolo serait sans doute exactement la même.
On dit beaucoup que la musique actuelle - de la pop au metal extrême - est très référencée. Mais est-ce que le problème ne viendrait pas plutôt de la manière dont on l’écoute et dont on la “consomme”, qui est de plus en plus éloignée des rituels de la vie comme le réveil, le coucher, la mort ou la naissance?Antoine : Il y avait une époque où l’entertainement était plus ancré dans la vie. La Motown, c’est de la musique simple qui passait à la radio dans les années 60, mais qui descend du gospel. C’était des musique spirituelles. Plus que Maître Gims en tout cas.
Shantidas : On s’attend évidemment à ce que l’auditeur s’implique un minimum.
Antoine : Rien que le fait d’écouter nos albums en vinyle et d’être obligé de se déplacer pour changer la face, c’est déterminant.
Entre les premières polyphonies du Moyen Âge et l’intense sophistication de Bartok, la musique n’a pas perdu sa raison d’être. Vous n’êtes pas contre la musique exigeante, tout de même?Shantidas : L’intérêt de la musique trop complexe, c’est que tu ne peux pas la tenir, tu ne peux en retenir qu’une sensation globale.
Antoine : La sophistication de la musique ne m’inquiète pas beaucoup. Il y a des musiques très simples et des musiques très élaborées qui vont dans le même sens. Chacun a ses propres moyens pour obtenir ses propres résultats. Ce qui compte, c’est l’Esprit.
L’Esprit?Antoine : Le moteur de la créativité, ce qui te pousse à créer. Si tu cherches à justifier ta musique par des arguments dérivatifs - technique, carrière, commerce - c’est que tu en as perdu une partie, de ton esprit, ou de ton âme si tu préfères. En revanche, si tu te rends compte que quand tu poses les doigts d’une telle ou telle manière sur ta guitare, ou que quand tu manipules telle forme rythmique qui te demande un effort technique, tu obtiens tel résultat que tu trouves légitime, pourquoi pas.
Ça vous embarrasse que je vous demande de réfléchir comme ça à votre musique ?Shantidas : En fait, il n’y a qu’en interview qu’on pense aux choses dont on parle en interview. J’exagère un peu, mais quand tu créées avec un groupe, la réflexion n’est pas forcément très productive. Elle peut même t’immobiliser.
Antoine : Quand je parle de faire le vide en nous avant de jouer, c’est un procédé médiumnique. Ça veut dire aussi que trop parler de la musique, trop l’analyser, n’est non seulement pas nécessaire mais peut être dangereux. On dit de certains réalisateurs au cinéma qu’ils sont trop “
self-conscious” et effectivement, tu peux voir quand un auteur a commencé à décoder les codes qui faisaient la beauté de son cinéma.
Aleister Crowley, Konx Om Pax
(1907)Une dernière question : la pochette de Voix fait référence à la couverture de Konx Om Pax d’Aleister Crowley. C’est parce que c’est joli ou est-ce que c’est une manière de transmettre quelque chose à son sujet?Antoine : J’adore Crowley, et j’adore le graphisme de
Konx Om Pax, je le trouve vraiment très beau. Crowley disait l’avoir peint sous l’influence du hashish. Cela dit, le truc est venu un peu tout seul. On avait ce titre en tête,
Voix, et j’ai commencé à jouer avec ce lettrage spontanément, en dessinant dans un cahier. On est passé par mille phases avant de se décider pour cette idée. Elle correspond finalement parfaitement à la musique : des étirements verticaux, un jeu entre les lignes blanches et noires qui font une illusion d’optique où tu ne sais pas ce qui est plein ou vide... C'est une clé pour l’écoute de notre musique, est-ce qu’on écoute le temps, le contretemps, la note ou le silence autour de la note évoquée…
Shantidas : Tel un labyrinthe dans lequel on se perd à l'écoute du disque.
Antoine : Après, la référence à Crowley est assumée. Je l’ai beaucoup lu, j’utilise
son Tarot très souvent parce que je le trouve très bien fait - c’est même le seul Tarot qui vaille selon moi. Et j’adore
ses peintures. Je sais pas si tu les connais. C’est magnifique, immédiatement vibratoire contrairement à ses écrits qui sont d’une grande complexité parce qu’ils brassent une quantité énorme de références. Je mets quiconque au défi, à moins d’être dans la
Golden Dawn, de tout comprendre. Il est vicieux, en plus, parce qu’entre les documents, les blagues et les trucs poétiques, c’est super difficile de savoir comment te placer par rapport à l’information qu’il te donne. Tu peux passer des semaines à faire des recherches sur Saturne alors qu’il cherchait juste à faire une rime.