Hommage déroutant au "piano préparé" de John Cage, The Prepared Public, nouvel album du musicien, poète et cinéaste Gilles Weinzaepflen (dit Toog) est un assez merveilleux entrelacs de mélodies jouées au piano, très simples et douces, et de field recordings ou arrangements électroniques, esquissant pour chaque titre (deux minutes en moyenne), une rencontre inédite entre le monde des images, des rêves, et le monde concret. Ces rapprochements font de chaque vignette musicale un véritable petit poème, dont le sens est généralement suggéré par un titre en forme de devinette et/ou de jeux de mots dadaïste ("Variation golden", "Gay fingers", "Absolut Communist"), dessinant ainsi un territoire mental illimité, qui irait d’une salle de concert de musique classique sous l’ère soviétique au cerveau d’une carpe dans un étang en été.
Féru de poésie contemporaine (il publie bientôt son troisième recueil de poèmes, Soleil grigri, aux éditions Lanskine), Toog déploie, en 18 compositions-juxtapositions à la beauté déconcertante, un paysage sonore mystérieux, comme un autre monde à l’intérieur du monde, où la mélodie exprime les mouvements des corps et des esprits, humains, animaux, végétaux. Tout est musique, donc, et sous ses airs légers et ludiques, celle de Toog prend des allures panthéistes et métaphysiques, glissant, sur la fin du disque, vers la gravité (la terre) et la mélancolie (l’eau profonde).
The Prepared public est déjà le septième album de Toog, qui a commencé sa carrière dans les années 90 en tournant avec le barde écossais Momus ou la chanteuse pop japonaise Kahimi Karie. Le musicien a aussi été chroniqueur musical sur France Culture pour l’émission "Zone de Libre échange" de Xavier de la Porte, et a réalisé deux documentaires, dont un portrait de Jean-Jacques Perrey, le pionnier de la pop électronique. Toutes ces créations auront préparé ses auditeurs, en quelque sorte, à l’écoute ravie de ce nouvel album, qui évoquera à certains les épiphanies pianistiques du dernier Katerine, les Computer Controlled Acoustic Instruments d’Aphex Twin, ou encore les récents travaux sur la mémoire musicale de The Caretaker.
Nous présentons ici à ces auditeurs exigeants un clip en exclusivité, "Chemin de Croix", escapade rivettienne en milieu urbain (à l’aide d’une navette Ikéa), et exercice de réorientation féérique dans le monde réel, un peu avant Pâques, mis en images avec l’aide du très prolifique Tom Gagnaire. Et un entretien, pianissimo.
Sur Absolut Communist, le premier titre de ton album, on entend d’abord un orchestre symphonique s’accorder, puis un grand piano mélancolique résonner dans ce qui semble être une grande salle de concert, avec une immense réverbération et des bruits du théâtre, les toux des spectateurs, des sons diffus qui semblent être ceux de fantômes. Comment as-tu imaginé et créé ce morceau ?
Toog : Ce morceau part de son titre. Que peut-on faire à partir d’un titre ? J’ai donc fait un morceau qui me semble correspondre à une sorte de nostalgie des temps héroïques du communisme, des premiers temps du communisme. Il y a une énigme sonore dans ce morceau, qui est imperceptible, mais qui est en lien avec un truc énorme, comme un éléphant au milieu de la pièce, que personne ne voit. C’est l’orchestre qui se prépare à jouer, pendant trente secondes, et qui ne joue pas. On l’entend s’accorder, puis on entend le piano jouer, et puis on passe directement au deuxième titre de l’album, et l’orchestre n’aura pas joué. Le but du jeu, c’est une tromperie sonore. Je m’intéresse beaucoup au phénomène de la mémoire : au bout de deux minutes de mélodie de piano, tu ne te souviens plus que l’orchestre s’est accordé au début, et tu peux passer au deuxième morceau sans te dire : "Tiens, je n’ai pas entendu l’orchestre jouer". Et donc, on peut écouter ce disque sans s’apercevoir qu’il débute sur une fausse piste, une fausse piste sonore. Et ça, beaucoup d’auditeurs ne le remarquent pas. C’est un disque qui se construit sur des scénarios, qui se fabriquent avec le son. Le piano semble occuper le rôle principal, mais c’est en fait un partage des rôles entre plusieurs sonorités. Ce sont de petites histoires qui sont racontées.
En effet, le deuxième titre de l’album, "Audio Carp", permet d’imaginer des pêcheurs au bord d’un lac, en été, et le piano semble jouer les petites carpes qui s’approchent, s’éloignent et tournent autour de l’hameçon.
Oui, c’est exactement ce que je voulais faire : me mettre dans la peau d’une carpe et voir comment je réagirais en voyant quelque chose de désirable au bout d’un hameçon. Forcément, tu t’approches, tu tournes autour, tu t’éloignes, tu reviens vers l’hameçon, et à un moment donné, tu l’agrippes. Et si tu as de la chance, tu arrives à te décrocher et à foutre le camp. C’est ce qui arrive à la fin du morceau : la carpe a été attrapée mais a pu s’échapper.
Il y a beaucoup d’animaux sur ce disque d’ailleurs. Dans "Le cheval de Jehane", on a l’impression d’être dans la tête d’un cheval, avec sa perception des choses un peu différente de la nôtre…
Oui, quel genre de musique pourrait accompagner le cheval de Jeanne d’Arc ? Ce cheval avait un nom d’ailleurs, il était assez célèbre. Quand j’écris des choses sur Jeanne d’Arc, c’est toujours en lien avec Nathalie Quintane, qui avait écrit un livre sur Jeanne d’Arc. La musique permet comme ça des cheminements un peu animaliers.
Oui, ou une sorte de panthéisme ? Dans "Germe dort", j’ai eu l’impression d’entendre la nature, d’être quasiment dans un germe de blé, à l’aube, avec les bruits de la nature, les animaux de la ferme tout autour.
Ah là aussi, il y a un petit scénario sonore secret. En fait, "Germe dort" est une chanson de Noël, et ce qu’on entend, c’est l’étable de la crèche, avec l’enfant Jésus entouré par les animaux. Dans la Bible, Jésus est appelé "germe" à un moment. C’est une chanson de Noël sans paroles. Il y a un son dans ce morceau que j’aime beaucoup, un gros son, très surprenant, qui est assez cinglant par rapport à la douceur du piano, et que j’ai trouvé un peu par hasard en passant le piano à travers un filtre. J’aime beaucoup ces hasards, je ne savais pas du tout quel son allait générer cet effet.
De quoi parle la chanson "What have they done to my son" ? Est-ce une référence à la chanson de Melanie, "What have they done to my song" ? On y entend des plaintes, des lamentations, presque animales, sur des sortes de percussions répétitives.
Non, je ne connaissais pas cette chanson de Melanie. En fait, on entend une femme qui se plaint, et à la fin, des explosions. C’est en rapport avec l’actualité, avec ces histoires de bombes qui tombent sur des gens, des civils… Il y a énormément de détresse là-dedans, que je voulais exprimer ici avec une mère qui pleure la disparition de son fils soldat.
Ah curieusement, comme les voix sont assez indistinctes, j’ai cru y entendre la détresse d’animaux élevés en batterie, et dont la mort est industrialisée…
Ah tu as cru entendre une batterie, avec les percussions ! C’est vrai qu’il y a ces sons qui tournent de façon assez mécanique, comme des machineries qui grincent. Ça peut aussi faire penser aux travaux de Matthew Herbert avec des sons d’animaux. Mais ici, les batteries illustrent davantage la guerre, les machines de guerre.
Sur "Le délateur", on entend une mélodie de piano un peu inquiète, pressante, et le bruit d’une plume qui gratte le papier, et on peut imaginer un homme écrivant une lettre de délation…
J’ai un peu appris à jouer du piano, quand j’étais enfant, pendant deux ans, et j’avais une méthode qui s’appelait "Le déliateur", qui permettait de démêler les doigts. C’est un morceau qui sert donc aussi à délier les doigts. Il y avait un jeu de mot avec "délateur" donc. Ensuite, je vis avec une dessinatrice, et on l’entend dessiner sur le papier. J’ai fait une série d’émissions pour France Culture, et la première était sur Moebius. Alors j’ai fait une chanson sur la bande dessinée, alors que je n’aime pas ça du tout, a priori. Mais je trouvais Moebius formidable, très sympathique. Je me suis intéressé à la bande dessinée et à son processus, le dessin, comment la forme prend naissance. Mais je suis assez iconoclaste par rapport à la bande-dessinée, je n’aime pas qu’on me raconte des histoires avec du texte et du dessin, je trouve que ça ne me laisse pas assez de place pour imaginer. J’ai trop l’impression d’être conduit, dirigé.
Il y a des morceaux comme "Chemin de Croix" ou "Germe dort" dont on a parlé, qui évoquent le christianisme. Est-ce que tu veux en parler, en tant que musicien ?
Je me pose des questions sur le langage religieux aujourd’hui. Par exemple, si tu vas à la messe, les mélodies et les paroles sont souvent tellement ridicules qu’on se dit qu’il faudrait un grand coup de nouveauté là-dedans. Pendant vingt ans, j’ai eu un rejet complet de l’église parce que je ne supportais pas les rituels, les mélodies et les chants. Après, je me suis dit que c’est comme un ami : ou bien tu l’acceptes avec ses défauts, ou alors tu es intolérant, tu ne veux plus le voir parce qu’il a une coupe de cheveux qui ne te plait pas, et ce n’est pas possible. Finalement, ce n’était pas le plus important. Mes disques ne parlent pas vraiment du religieux, mais ils ont parfois, je pense, une dimension métaphysique. La musique peut aussi servir à interroger son rapport au monde, elle peut permettre une réconciliation. Je me suis toujours demandé ce qu’était le péché originel, ce que signifiait ce mythe. Et je me suis dit que c’était peut-être le langage. Que produit le langage sur celui qui le possède ? C’est une séparation : la possibilité de représenter le monde, de le mettre à distance. Et c’est à la fois une grande chance et une grande souffrance. C’est ce qui nous différencie des animaux, qui ne souffrent pas de cette séparation. C’est peut-être pour ça qu’ils sont autant présents dans ma musique, parce qu’ils sont en quelque sorte réconciliés avec le monde. Comme une sorte d’âge d’or. Si tu sors de chez toi en chantant, en fredonnant, tu as un rapport au monde complètement différent, tu te réconcilies aussitôt avec le monde…
Les animaux cependant ont aussi un langage, les oiseaux aussi chantent par exemple...
Oui, mais souvent, ils chantent pour coucher avec d’autres oiseaux. Il y a un poète qui s’appelle Jacques Demarcq, qui a écrit un texte qui s’appelle Les Zozios, sur le chant des oiseaux. Il essaie d’interpréter le chant des oiseaux, et c’est très obscène, presque pornographique. Il les voit un peu comme des obsédés sexuels. C’est une tentative très chouette, si j’ose dire.
Tu as aussi fait un morceau, "Ivar le crabe", sur le poète picard Ivar Ch’vavar. Que voulais-tu signifier avec cette mélodie de piano ? La marche du crabe ?
J’ai fait un film sur la poésie contemporaine (La poésie s’appelle reviens, 2011) et j’ai demandé à Ivar Ch’vavr de m’emmener dans les endroits qui comptent pour lui. Ivar est un pur produit de la Picardie. Il a inventé ce qu’il appelle "la Grande Picardie Mentale", un territoire de l’esprit qui rejoint le travail cinématographique de Bruno Dumont, sauf qu’Ivar l’a fait en poésie. Il a inventé depuis trente ans des personnages, qui ont tous une œuvre poétique, et qui sont tous plus étranges les uns que les autres. Ivar m’a donc emmené, dans sa Grande Picardie Mentale, visiter un cimetière des pauvres, un cimetière de croix en bois plantées dans le sable, puis il m’a emmené voir les blockhaus de Berck-sur-Mer. J’ai composé un peu de musique pour accompagner cette promenade avec Ivar Ch’vavar, dont le nom veut dire, en picard "le crabe". Son livre Hölderlin au Mirador est selon moi un des très grands livres de poésie du début du 21e siècle. Il écrit des œuvres sous ce qu’il appelle des "hétéronymes", des noms différents, comme Pessoa. Mais lui en a recensé 110 ! Je voulais rendre hommage à ce grand poète, qui m’a beaucoup marqué, et beaucoup aidé aussi, puisqu’il m’a publié dans sa revue. Et surtout, c’est un revuiste, qui a passé trente années de sa vie à mettre les poètes en contact les uns avec les autres, avec sa revue Le jardin ouvrier. Il a ainsi réuni des écritures et des pratiques très différentes, avec cette qualité de n’être lui d’aucune école. Flammarion a édité une anthologie du Jardin Ouvrier, dans laquelle je suis présent comme poète.
Dans la biographie de cet album tu écris : "Le fabuleux piano préparé de John Cage n’existerait pas sans la culture qui nous "prépare" à l’accueillir. Nous sommes un public préparé". Penses-tu que le public soit aujourd’hui préparé à recevoir ta musique ? Que voulais-tu signifier avec ce titre d’album, The Prepared Public ?
Je pense que ceux qui liront cette interview seront un peu préparés à son écoute. Mais je ne crois pas qu’il y ait un contexte culturel aujourd’hui qui permette de comprendre mon travail. Moi-même, je ne le comprends pas complètement. Ce qui m’intéresse plutôt, c’est de "dé-préparer" l’auditeur, de lutter contre l’environnement culturel qui nous prépare à manger certains types d’aliments. J’aimerais bien qu’on soit capables de manger d’autres sortes d’aliments que ceux qu’on nous incite toujours à manger. Parce qu’il y a toutes sortes d’aliments très bons. Ce disque est une sorte de carême punk, un coup de pied dans le gros cul qui nous empêche de voir. Dans sa conception, il ne s’inscrit dans aucune préparation : ni de la musique improvisée, ni de la musique expérimentale, ni de la musique classique. C’est une contre-vérité de l’appeler ainsi, car je crois que le public n’est pas du tout préparé à voyager musicalement hors catégorie. Je lui ai fabriqué une valise sans poignées, ou bien dont les poignées sont cachées à l’intérieur.
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