Il faudrait essayer de déterminer pourquoi les disques joués et chantés par des enfants sont si souvent si inquiétants. Dans mon souvenir, les choses qui me passaient par le crâne entre 6 et 12 ans n'avait pourtant rien de franchement tordu: j'aimais mon papa, ma maman, les frites, la sonnerie qui annonçait la fin des cours le samedi matin, Pif Gadget et les vaisseaux spatiaux. En cours de musique, si la maîtresse me demandait de chanter une chanson de Brassens ou d'improviser avec un tambourin, je ne pensais pas à "mon étrangeté intrinsèque d'être en gestation" ni à la "sauvagerie de mon âme". Et pourtant, quand j'écoute ma propre voix qui chante "Pirouette, Cacahuète" sur les cassettes enregistrées par mon père, je pense immédiatement à The Omen ou au Village des damnées. Essayez avec Ari Boulogne sous la houlette de Nico et John Cale, la plupart des trucs dans ce mix passionnant du français Charlotte Sampling ou n'importe quel disque de chorale en liberté sorti dans le monde libertaire post-hippie des années 60-70 (le plus connu celui du Langley School Music Project): on est censés y entendre des anges, mais on y décèle surtout des attracteurs étranges, des fantômes, voire des démons.
C'est sans doute ce genre de trouble qui motive Jonny Trunk et quelques autres hantologistes d'Angleterre (les chasseurs de fantômes du catalogue Ghost Box en particulier) à collectionner les disques d'écoles primaires.
Comme il l'explique lui-même dans ce texte introductif à Classroom Projects, la très étrange compilation qu'il sort cette semaines sur Trunk: "Je collectionne les disques d'écoles depuis toujours. La plupart sont très mauvais. Quelques-uns ne le sont pas". Pour ce qu'on a entendu de Sound and Silence, livre-disque de 1970 qui a fourni à l'Anglais une bonne partie de son tracklisting, on ajoutera qu'ils sont surtout très étranges.
On parle bien sûr d'une époque reculée (1959 - 1977) où l'Enfant était cet être sauvage qu'il fallait en priorité introduire à son moi créateur et à sa propre liberté: outre les inévitables chansons traditionnelles, Classroom Projects fait la part belle aux improvisations, jeux musicaux et modus operandi expérimentaux, notamment ceux imaginés et préconisés par le compositeur et éducateur musical John Paynter et son comparse Peter Aston. Les tentatives de "musique concrète", d'art brut et d'avant-garde spontanée qu'on peut écouter ci-dessous étaient originellement donc moins des pièces à écouter pour argent comptant que des exemples pour motiver directeurs d'écoles et de centres d'activité à en faire autant.
Mais recul, accumulation d'aura et de poussière obligent, on peut aujourd'hui plonger dans ces soundscapes zarbis jusqu'au cou et les yeux fermés, comme s'ils étaient l'équivalent de grandes oeuvres de Xenakis, Jean-Claude Vannier ou d'un esprit très torturé - plutôt que des bidules bricolés par une bande sauvageons de huit ans hâtivement déguisés. C'est un des rares privilèges de notre temps étrange qui aplatit tout sur les écrans, les vrais chefs d'oeuvres et les toutes petites curiosités. Pour une fois, tâchons d'en profiter.
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