C'est un sentiment qui nous a tous traversé le coeur à un moment ou un autre ces dernières années : l'éreintement face au flux ininterrompu des nouveautés, des rééditions, des trésors dénichés par hasard par un ami curieux dans un disquaire poussiéreux de l'autre côté du Monde. Perdus entre les flots de data et les remous de notre curiosité, c'est parfois le dégoût qui l'emporte, et l'impression qu'une majorité de la musique qui nous arrive est au mieux à ranger du côté du déjà entendu, au pire essentiellement inutile.
Plutôt que de se complaire dans la dénonciation de cet effet pervers d'Internet et la nostalgie de cette ère de rareté où l'on ne pouvait presque rien écouter, on s'est pourtant rendus compte que le meilleur remède à l'écoeurement était non pas le silence, mais l'écoute prolongée, volontaire et attentive d'oeuvres musicales exceptionnelles.
Motore Immobile de Giusto Pio, qui traînait sur nombre de disques durs de fans de musique expérimentale depuis des années (dont celui du rédacteur de cette note) mais qu'un certain nombre de ces derniers (dont le rédacteur de cette note) a écouté en entier pour la première fois suite à la lecture d'un article thématique passionnant sur le blog américain The Hum sur le minimalisme italien des années 70, fait partie de cette famille de disques exceptionnels capables de redonner foi en la musique au mélomane le plus blasé.
Violoniste virtuose formé à l'avant-garde la plus artcore (celle de Luigi Nono) et dans divers ensembles du renouveau de la musique baroque dont il fit partie dans les années 60, "Maestro Pio" a trouvé sa voix de compositeur après sa rencontre avec Franco Battiato, grand expérimentateur de la pop italienne dont il fut d'abord le professeur de violon et qui devint son plus étroit collaborateur musical.
Sur la photo ci-dessus, on peut voir Battiato à gauche, une machine à écrire sur les genoux, pendant que Pio, à droite, pose avec un Synthi de la firme EMS ; rien que son air de vieux prof de musicologie transi par les myriades de réseaux synaptiques qui viennent de s'activer dans son cerveau suite à la découverte du son électronique devrait suffire à vous donner très fort envie de savoir à quoi ressemblait sa musique à l'époque où elle a été prise.
Disque jumeau de L'Egitto prima delle sabbie de Battiato sorti un an plus tôt, Motore Immobile est le premier disque de Pio sous son nom, et le seul album de sa discographie (et sans doute de l'histoire de la musique) à se conformer au genre absolutiste de minimalisme qu'il a l'air presque surpris d'inventer : deux orgues, un violon, un piano-forte et la voix anonyme d'un certain Martin Kleist, au sujet duquel la base de données Discogs ne nous apprend rigoureusement rien. Avec cette palette très réduite, Pio produit pourtant un miracle : l'un des disques de drone music les plus énigmatiques, poétiques et précisément composés de l'histoire de la musique expérimentale européenne, sous-catégorie musicale qui ne manque pourtant pas de specimens passionnants.
Toujours sous l'influence de Battiato qui s'en retourna à la variété prog' plus traditionnelle avec L'era del Cinghiale (1979), Pio passa dès son deuxième Legione Straniera à une synth pop discoïdo-orchestrale pleine à craquer de très belles idées, puis à une musique synthétique planante plus convenue. Motore Immobile demeure ainsi comme une anomalie dans son oeuvre, une promesse non tenue, un one-shot sans lendemain dont l'exceptionnelle singularité n'en apparaît que plus précieuse par sa solitude dans son oeuvre comme dans le champ de la pop expérimentale des années 70.
Comme nombre de disques merveilleux parus hors du mainstream à la fin des années 70, Motore Immobile s'échange à prix d'or dans les convention set sur les plateformes spécialisées; il est bon de noter que Cramps le réédite régulièrement en CD et qu'on peut aussi l'écouter en ligne, comme des dizaines de milliers d'oeuvres musicales exceptionnelles ou sans intérêt.
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