L'écoute de Pom Pom, 9ème ou 10ème album d'Ariel Pink en douze ans de carrière, provoque un vertige comme peu de disques qui sortent en provoquent. Le dernier cas similaire doit remonter à R Plus Seven de Oneohtrix Point Never: dès la première tentative d'écoute, aux alentours de la deuxième ou de la troisième chanson, se mettent à bouillonner simultanément dans le crâne le sentiment très puissant d'avoir affaire à un objet lumineux de pertinence et de perspicacité quant à ses vues sur l'époque, et le constat délicieusement frustrant que les arcanes de cette pertinence échapperont forcément à toutes les explications, toutes les mises en perspectives, toutes les théories précisément parce que c'est une oeuvre d'art et que l'art est parfois le mieux placé pour capturer les choses qui échappent à la théorie.
Curieusement, ce n'est donc pas la richesse prodigieuse, la quantité d'idées et l'extrême densité sonore qui s'y trouvent qui font que Pom Pom donne l'impression de chanceler au bord d'un gouffre: c'est l'acuité et l'intelligence avec laquelle il nous regarde.
Ariel Pink - Four Shadows [pom pom] || Live & Enhanced || 2014
03:35
Vous trouvez qu'on attaque un peu fort? Rembobinons un peu. Comme tous les grands disques pop de notre époque compliquée (car oui, ce n'est plus un scoop, on juge que c'est un grand disque),
Pom Pom est à la fois superficiel et profond comme l'océan, frais comme un alizé et nauséabond et visqueux comme une vieux steak haché. Mais à l'inverse de la plupart de ses contemporains, il fait sans cesse des sauts de puce entre les profondeurs et les sommets et renifle, savoure et analyse sa puanteur comme le plus beau des sujets.
Ensuite, c'est le premier disque d'Ariel Pink à pouvoir se permettre de jouer intégralement le jeu de la pop, autrement dire à boxer sur le même ring et à pouvoir converser directement avec son sujet. Pas une seconde abasourdi de pouvoir enfin traiter sa propre icône sans avoir à faire appel au
délire et à la fiction, l'Américain use de sa personne et de sa notoriété nouvelle pour gonfler et aiguiser son propos, et son propos gonfle effectivement comme une éponge. De fait, seule une presque-superstar de l'envergure d'Ariel Pink, digne de voir
ses tweets idiots commentés dans le NME ou d'être soupçonné d'être le nouveau it-producteur de Madonna, pouvait étendre et faire imploser la pop de l'intérieur comme il le fait sur
Pom Pom.
Ariel Pink - Black Ballerina (Official Audio)
05:53
Plus surréelle que jamais, sa musique y gagne simultanément en pertinence, en ampleur et en efficacité. Lutin postmoderne désormais bien identifié par les rock critics du monde entier, Ariel Pink n'est plus seulement le
posterboy contemporain de cette veine virulente, apocalyptique et hyperpolitique de la pop qui court de Frank Zappa ou Kim Fowley (qui participe à deux titres de
Pom Pom) jusqu' à Ween ou R. Steevie Moore, il est désormais un pilier de l'Empire indie et aussi géniales, cruelles ou extralucides que soient ses mises en scènes et ses chansons sur le fascisme ambient, Internet, l'ultraviolence, les
haterz et la Fin vers laquelle on court un peu plus vite chaque jour, il sait qu'elles seront écoutées en majorité par des gens qui passeront plus ou moins volontairement à côté de leurs secrets, voire chantées par des chorales de gamins avec la même innocence que n'importe quelle insanité tirée du dernier album insane de Taylor Swift.
"Jell-o" Ariel Pink & PS22 Chorus
02:39
Soyons très clairs: on n'en veut surtout pas aux fans de pop qui auraient l'idée étrange de prendre ses chansons pour argent comptant parce que plus nettement encore que ses disques précédents,
Pom Pom refuse de s'en tenir au kitsch et à la laideur et joue en permanence la carte des grandes mélodies et le trouble du sublime. Si l'album nous met volontiers le nez dans les pires rebuts de la pop américaine et le purin de la médiocrité humaine (on dirige le lecteur vers
le redoutable et dégoutant "Negative Ed", où une voix féminine enfouie sous les couches de guitare beugle en Français: "
Attends, mais pourquoi t'es si négatif? Tu te fous de ma gueule, ça fait combien de jours que tu t'es pas lavé? Casse toi, putain! Tu pues! Ta gueule putain! Ferme ta gueule! Arrête de te plaindre! Tu saoules! Dégages!"), il nous fait aussi courir à un train d'enfer de merveille en merveille, de décennie en décennie, de flagornerie doo wop extatique en moments d'introspection stupéfiants (dont le magnifique "Picture Me Gone" clippé ci-dessous).
Pertinent à toutes les échelles, sous tous les angles (à l'exception évidemment de celui des fans de minimalisme et de folk à fleur de peau),
Pom Pom domine l'époque par son esprit, son cynisme, mais aussi sa générosité et sa bienveillance. C'est un grand disque rempli de grandes chansons, qui fatigue de loin mais rassasie et illumine tous ceux qui prennent le temps de se désaltérer à sa source de manière prolongée, de s'y recueillir et de s'y laisser transformer.
Ariel Pink - Picture Me Gone (Official Video)
06:02