Comment gère-t-on une institution ? Cette question qu'on pourrait poser au conservateur d'un vénérable musée d'archéologie aztèque pourrait aisément être adressée aujourd'hui à Dimitri Hegemann, l'homme derrière la création du mythique club Tresor à Berlin et du festival de musique industrielle et expérimentale Atonal – tous deux respectivement devenus aujourd'hui des Mecques pour touristes européens bourrés et corbeaux chics en goguette. Ce n'est désormais un secret pour personne, la techno, autrefois porte-étendard de l'idée d'une culture alternative dans les années 90, est aujourd'hui un gros gâteau à la crème dans lequel tout le monde essaie de prendre sa part, passée aussi bien entre les mains de la Culture (avec un C majuscule et à prononcer avec la lèvre pincée), des pouvoirs publics, des vendeurs de chewing-gums et plus généralement de la commercialisation à outrance. Car plus encore que le punk, la techno est aujourd'hui devenue, comme Hegermann l'admet lui-même, une musique qu'on peut entendre chez le coiffeur où lorsqu'on va faire son shopping au premier centre commercial venu.
Alors qu'est-ce qui fait encore courir le sexagénaire aujourd'hui, après 23 ans de bons et loyaux services au sein de la chose techno et de l'économie de la nuit alors même que celle-ci semble désormais avoir été vendue au plus offrant ? Lui nous confesse à demi mots qu'il est au courant de la manœuvre, et qu'il y a même un peu participé, notamment à travers sa position de gardien du temple et sa double casquette d'activiste et d'acteur-partenaire des pouvoirs publics. Ce qui ne l'empêche pas de penser que l'on peut, et que l'on se doit, de chercher encore des réponses radicales dans la musique électronique aujourd'hui : c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles le festival Atonal a été relancé en grande pompe en 2013, avec Cabaret Voltaire intronisé parrain de la nouvelle génération férue de musique industrielle.
Lorsqu'on observe son parcours, on se rend compte que l'histoire et la trajectoire de Dimitri Hegemann procèdent d'une certaine cohérence et forment un arc ordonné et continu. Fils d'instituteurs n'entendant pas grand-chose aux rêves contre-culturels de leur gamin, il épouse les idéaux hippie des années 70, rêve de Woodstock, de cheveux longs et de Jimi Hendrix, et descend de sa campagne westphalienne en 1978 pour aller rejoindre le Berlin cosmopolite plus à même de satisfaire ses envies interlopes. Et lorsque le mur s'effondre en 1989, permettant la réunification de deux Allemagnes opposées, Hegemann et ses amis profitent de la chance inouïe qui s'offre à eux et s'engouffrent dans la brèche. Ils tombent sur une vieille caserne militaire défraichie qui deviendra le Tresor quelques mois plus tard par hasard, alors qu'ils passent en voiture entre les deux murs, dans le no man's land berlinois. S'en suivront des fêtes interminables et une redéfinition totale de l'espace du club pour tous les gamins d'Europe en quête d'hédonisme.
Le fil rouge de Hegemann a en définitive toujours été la création d'espace dans un environnement urbain et productiviste, par essence hostile à une certaine forme de création artistique et personnelle. Aujourd'hui, avec ses airs de papa poule permissif sous ses dispositions débonnaires, il nous regarde malicieusement du coin de l'œil, semblant attendre tranquillement de passer le flambeau. Il y a ce paradoxe chez lui : une énorme machine qu'il fait tourner et qui obéit à une logique capitaliste, possiblement en opposition avec ses idéaux de jeune homme, et en même temps, un espace qu'il faut préserver, quadriller (une de nos ministres de la culture a d'ailleurs un temps utilisé le terme de sanctuarisation), condition sine qua non aujourd'hui pour permettre aux générations suivantes d'être en mesure de construire leurs propres modèles.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de nos cookies afin de vous offrir une meilleure utilisation de ce site Internet.