Richard D. James se traîne une drôle de réputation. Admiré par une grande partie de la scène électronique pour les albums et les maxis qu’il a publié au cours des années 1990 (des Analogue Bubblebath à Windowlicker, son sommet), le Britannique semble avoir souvent mal vécu sa notoriété tout comme le statut mythique qu’il incarne depuis plus de vingt ans pour des millions de fans à travers le monde. D’un naturel réservé, voir timide, il s’est souvent résolu à communiquer sous la forme d’interviews je-m’en-foutiste ou de déclarations outrancières, se cachant derrière les coups marketing imaginés par son label, et plus encore derrière la figure du monstre, que l’on retrouve dans nombre de ses clips et de ses pochettes.
En tant que journaliste, j’ai toujours pensé qu’il fallait négliger cette communication par la rumeur pour se consacrer sur la musique, l’esthétique et la personnalité du musicien. Lors de notre première rencontre en 1992, quelques temps après la sortie du génial “Digderidoo”, ce ne fût hélas pas vraiment possible. L’interview s’était rapidement révélée catastrophique, tant la timidité du garçon était maladive, son accent des Cornouailles incompréhensible, et mon expérience de journaliste, encore très limitée. Lorsque je le rencontre quelques années plus tard en 1996, il vient de signer son plus beau disque, Richard D. James Album et, à l’image de l'album, l'homme se montre ce jour-là plus mature. Il parle avec modestie et clairvoyance. Les réponses sont courtes mais précises. L’interview est certes encore assez incomplète, mais elle apporte quelques éléments bienvenus à propos de son travail. Une chose assez rare pour être appréciée aujourd’hui, en 2014, alors que sort le très beau Syro et que les interviews que l'on peut lire ici ou là se montrent toujours aussi elliptiques.
Vous avez une productivité assez incroyable. J’ai l’impression, qu’à l’égal de nombreux autres artistes actuels, la pratique de la musique est un travail quotidien et intime. C’est pour vous une question d’équilibre personnel ?
Oui, c’est comme cela que je vois les choses. Faire de la musique est la façon la plus simple d’écrire au jour le jour. Vous travaillez seul, vous n’êtes pas embarrassé par le travail en commun, vous n’avez rien à planifier, vous n’avez aucune concession à faire. C’est ça qui est cool avec la musique électronique. On se lève le matin, on s’assoit et on commence à composer en pyjama. Et puis on retourne dormir. Je travaille tous les jours, ma musique, c’est un peu mon journal intime. Par exemple, pour le Richard D. James LP, j’ai écrit les morceaux en vrac pendant plusieurs mois, et ils ont été sélectionnés par la suite pour l’album. Je n’écris jamais de morceaux pour produire un album en particulier, je vis juste ma musique au jour le jour. Il y a là à peu près un an de travail mais ça inclut une bonne centaine d’autres morceaux.
Vous travaillez très rapidement. Est-ce que vous n’avez jamais senti la nécessité de passer un peu plus de temps sur un morceau, histoire d’atteindre quelque chose de plus achevé?
J’aime travailler rapidement, mais l’année dernière j’ai passé parfois deux ou jours sur certains titres, mais jamais plus de trois en tout cas. Si vous travaillez longtemps sur une composition, vous pouvez vraiment charger les pistes, mais ce que j’aime finalement, c’est une structure libre et simple. Travailler de cette manière me convient parfaitement.
A propos de votre travail, vous avez souvent parlé de rêves lucides, de la manière dont vous parveniez à rêver certains morceaux et à les retranscrire par la suite avec vos machines…
Je suis ce qu’on appelle un rêveur lucide depuis tout mon plus jeune âge. Petit déjà, j’entendais des sons, des mélodies, des gens qui me parlaient pendant mon sommeil, et j’ai pensé que ça serait cool d’essayer de me rappeler certains de ces morceaux rêvés. Puis je me suis poussé à rêver de musique pour me guider durant mon sommeil, mais j’ai arrêté d’essayer de les retranscrire même si je rêve toujours de sons et de mélodies, c’est un travail très difficile et ça peut être frustrant si vous ne parvenez pas à bien vous souvenir de votre rêve, aussi merveilleux soit-il.
J’ai l’impression que vous composez une sorte de musique schizophrène. Je m’explique : vos morceaux partent toujours dans deux directions, une structure complexe et une autre beaucoup plus simple…
J’en suis conscient, c’est le genre de morceaux que je préfère, j’aime ces morceaux que l’on peut écouter à plusieurs niveaux. Dans l’avenir, je veux vraiment composer une musique aussi complexe que possible, mais je n’ai aucun désir d’être avant-garde ou difficile d’approche. J’aime ajouter à ces structures, de petites mélodies très simples, qui me prennent beaucoup de temps à composer d’ailleurs, je ne veux pas perdre l’auditeur en route.
On vous sait admiratif de la musique du pionnier français, Jean-Jacques Perrey. C’est quelqu’un qui était parvenu à lier l’humour et l’avant-garde, vous vous sentez proche de cette conception?
Je le respecte beaucoup pour ça. Je trouve ça trop facile d’être avant-gardiste pour être avant-gardiste. Faire des choses vraiment très compliquées, c’est trop facile, c’est juste une question de temps. Composer des mélodies belles et simples, voilà le vrai défi. La mélodie, elle vous arrive comme ça, vous ne pouvez pas vraiment prévoir lorsqu’elle survient. Je peux composer des centaines de morceaux complexes, mais je ne sais si je parviendrais sur l’un de ces morceaux à faire quelque chose de vraiment beau et mélodique. C’est identique pour Perrey, ça paraît parfois très simple mais c’est plus complexe que ça n’y paraît. J’aime cette idée de complexité cachée.
Perrey était un type vraiment marrant. D’ailleurs j’ai l’impression que beaucoup de gens n’ont jamais su saisir l’humour de votre musique. C’est pourtant évident sur le Richard D. James Album.
J’aime faire de la musique vraiment sérieuse, mais il faut avoir une certaine distance par rapport à ce que l’on fait, une sorte d’ironie. C’est une question d’équilibre salutaire. La musique d’aujourd’hui manque sincèrement d’humour.
Dans sa biographie consacrée à Kraftwerk, l’auteur Pascal Bussy parle très bien d’un de leur vieux morceaux du tout début des années 70. Et plus particulièrement de cette sensation ressentie pour la première fois par l’auditeur, selon laquelle ce n’est plus l’artiste mais la machine qui guide les musiciens. Quelle est votre relation à la machine ? Maître ou esclave ?
C’est ce que j’aime à propos de beaucoup de vieux morceaux, ce côté mécanique, sans émotion ni âme, quand les machines menaient vraiment la danse. Mais je m’en suis lassé après sept années d’écoute prolongée. Je pense qu’il faut à nouveau intégrer là-dedans un peu plus de personnalité et d’humanité. Cette maîtrise des machines ne vient qu’avec le temps, avec la pratique, au début vous êtes l’esclave de la machine mais vous allez peu à peu apprendre à dompter la technologie.
Vous continuez à concevoir vos propres machines ?
J’ai pendant longtemps construit mes propres machines à bruits, des générateurs d’effet, mais je me consacre maintenant à l’écriture de nouveaux programmes sur ordinateurs, afin d’essayer de créer quelque chose auquel aucun concepteur de logiciel n’a encore pensé. Je me suis fait ainsi beaucoup d’amis sur le net, des programmeurs qui m’ont justement aidé à concevoir ces logiciels.
On peut parfois se sentir limité par les machines. Est-ce que vous ne rêvez pas parfois d’une nouvelle façon d’aborder l’instrument ? Par exemple, Brian Eno disait que les ordinateurs, avec leur clavier et leurs écrans, n’étaient pas du tout adaptés au corps humain, qu’il fallait absolument tout réinventer, pour une meilleure ergonomie…
Je ne me sens pas vraiment limité. Un bon sampler et un bon séquenceur, ça me suffit à être heureux. Mais je suis toujours intéressé par les nouvelles possibilités offertes par la technologie. Plus particulièrement du coté mathématique qu’apportent pas mal de nouveaux logiciels. De nombreux universitaires ont conçu des logiciels qui ne sont pas prévus pour la musique mais que l’on peut essayer de détourner afin de traiter le son d’une manière plus abstraite et mathématique.
Certains musiciens n’hésitent pas par exemple à enregistrer le son du ventilateur de leur studio ou de nombreux autres bruits qui les entourent. Est-ce que vous aussi, vous êtes attentifs à ces sons ambiants et concrets?
C’est ce que je faisais il y a quelques années. Mais si vous samplez tous les sons aux alentours, vous vous retrouvez avec un trop plein de matériel, une pléthore de sources sonores dans laquelle on peut se noyer. Je préfère générer les sons moi-même sur mon ordinateur, on a plus de contrôle sur le résultat, même s'il existe de nouveaux programmes où l’on peut manipuler de façon passionnante des sons enregistrés et naturels. Donc j’y reviens seulement maintenant. J’enregistre toujours des sons ici et ailleurs. De toute façon, je ne quitte jamais mon DAT.
Est-ce que vous vous sentez des liens, ou des influences, vis-à-vis des musiciens avant-gardistes français qui, dans les années cinquante, ont innové dans le domaine de la musique électro-acoustique et concrète?
Ce sont des gens que je n’ai découvert que très tard. Je connais pas mal Pierre Henry et toute la tendance easy électronique française, c’est un intérêt mais pas une influence.
Ces artistes ont beaucoup travaillé sur la bande magnétique, c’est aussi le cas pour vous ?
J’ai débuté de cette manière. Quand j’avais dix ans, je collais des bandes les unes aux autres, des trucs stupides de ce genre. Il m’arrive parfois de ressortir ce matériel car il y a toujours des choses que les ordinateurs ne peuvent pas faire.
Il me semble que vous avez étudié l’ingénierie électronique…
J’ai fait quelques études au collège en électronique, j’ai pas mal appris à construire de petits modules, puis j’ai passé mon diplôme, ça m’a pas mal aidé. Mais je ne me vois pas comme un pro de l’électronique, je suis juste un type qui s’amuse ou qui bricole avec les machines. Vous savez, je ne mène pas de carrière, je ne fais pas ça pour l’argent. Je suis un peu bordélique.
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