Il n’aura sans doute pas échappé aux observateurs avisés que la ville d'Atlanta connaissait depuis maintenant une grosse quinzaine d’années une sorte de momentum musical impérieux, particulièrement en ce qui concerne sa sphère hip-hop et r'n'b - désolé pour Deerhunter ou les Black Lips. Des multiples pathologies de Gucci Mane à l'excentricité exacerbée de son faux dauphin Young Thug - devenu calife à la place du calife - en passant par toute la clique des fumistes de Migos, au psychédélisme enfumé de ILoveMakonnen, voire même en allant jusqu'aux cabotinages hallucinés d'un Waka Flocka Flame, la scène d'Atlanta se sera aussi bien distinguée par ses propositions éclatées que par un culot généralisé et une profonde, inextinguible bizarrerie.
Mais on parle ici des grosses sorties, de ceux dont la relative sécurité financière permet de s'exposer à des risques artistiques sans trop d'encombres pécuniaires à l'arrivée. Car au milieu des mastodontes et des géants plus ou moins monstrueux, certains font avec les armes qu'ils ont sous la main : c'est-à-dire avec une batterie de producteurs bien moindre, moins de moyens, moins de visibilité, mais tout autant - si ce n'est plus - d'effronterie.
Le collectif/label Awful Records, dont la jeune prodige Abra serait à la fois le porte-voix rassembleur et la caution smooth, fait indéniablement partie de ceux-là. Créé vers 2012 sous l’impulsion du rappeur/graphiste/promoteur/mini-entrepreneur Father, sorte de tête de proue d’un navire tanguant fait de blagues potaches, de haine de soi et d'hédonisme fatigué (son dernier album solo, sorti cette année, s’appelle I’m a Piece of Shit, et son compte Soundcloud indiquait un moment avant la date de sortie : to be released whenever the fuck i want), le label trouve depuis une paire d'années un rayonnement et une forme de respectabilité à travers ses projets et avatars multiples, dont Abra représenterait la porte d'entrée idéale.
Sorte de muse-mascotte de ce crew de fumistes-fucked up aussi éclaté qu'hétéroclite, la jeune femme qui ne veut pas divulguer son âge en représente tout autant le porte-étendard que la vitrine accueillante. Car si les propositions de ses camarades de label (le rap obsédé de Father donc, mais aussi le détournement du son dirty south de Archibald Slim ou le post cloud rap de Tommy Genesis - pour ne citer que les plus identifiés) sont incisives, biaisées, tarabiscotées et peut-être plus difficiles d'accès pour le commun des mortels, celles d’Abra, toutes en rondeurs et en douceur rentrées, appellent à plus de consensus, ou en tout cas à plus d’immédiateté et d'identification directe. Ce qui ne les empêche pas de frapper d'emblée par leur magnétisme étrange.
ABRA - Roses (Official Music Video)
03:38
Lorsqu'on écoute son r'n'b cotonneux et trainant, dont les
hooks frappent à la fois par leur évidence que par leur désincarnation et leur froideur, on se trouve presque incapable de se départir de leur étrange pouvoir d'attraction sans pouvoir précisément mettre le doigt dessus. Au milieu des autres membres d'Awful Records, Abra apparait à la fois comme le maillon le plus fuyant et le plus subjugant. Ses clips sont sans surprise ceux de la bande qui attirent le plus de vues sur Youtube : d’ailleurs, les membres du crew l'invitent aujourd'hui régulièrement dans les leurs, la paradent telle un trophée, jusqu’à n’avoir même plus besoin de la faire chanter,
à l'image du dernier clip de Father, "Big Emblem Benz", qui se joue des codes de genres en revisitant une esthétique Bonnie & Clyde déformée et hallucinée. Lorsqu'on la rencontre à la mi-juillet à Paris, et qu'on l'interroge sur son rôle au sein de cette bande, et sa porosité étrange (ni label, ni collectif), Abra se montre des plus prolixes :
"En fait ce n'est pas vraiment une maison de disque, il n'y a pas d'argent. C'est un réseau de supports, de ressources, un collectif, oui. On se connait tous depuis la fac, à l'époque je les voyais de loin faire leurs trucs, qui n'était pas du tout concret à ce moment-là : ils organisaient des évènements, tournaient des vidéos, et appelaient ça Awful Records. Father voulait toujours que je vienne à leurs soirées, que je fasse partie de la bande."Affublée de son jean moulant, de nombreux tatouages et d'un piercing nasal, on imaginait autre chose que la jeune fille que nous avons en face de nous ce jour-là. Pleine d’assurance, rieuse et éclairée, Abra nous semble à des années lumière de la
"duchesse darkwave", titre honorifique auto-déclaré, que l’on s’était figurée. On avait découvert sa musique il y a quelques mois au gré de pérégrinations youtubesques, et après deux ou trois sauts hasardeux de vidéos en vidéos plus ou moins convaincantes, on était tombé sur le clip de "Needsumbody". Dans un écrin âcre, lo-fi et granuleux, la vidéo montrait la jeune fille sur un skate, déambulant et embarquant dans le sillage d’un r’n’b spleenétique, une sorte de morgue languissante, trainante et désinvestie (peut-être le véritable fil rouge des disques d'Awful Records jusqu'ici). "Needsumbody" est en fait l’une des premières à avoir fait connaître Abra, pure figure d’internet produisant ses propres chansons, après des essais infructueux avec d’autres metteurs en son :
"Je produis toujours, car c'est ce que j'ai toujours aimé faire. Au début, je faisais un projet avec un gars, j'ai montré des démos à Rich Po Slim, qui m'a dit que ce n'était pas bon. C'est lui qui m'a conseillé de produire ma propre musique, de ne pas me conformer aux goûts des autres. Cette conversation a dû durer 15 minutes, mais elle a tout changé. Depuis, les gens d'Awful Records ont ma loyauté à vie"
ABRA - "Needsumbody"
04:06
Le sentiment troublant qui se dégage de cette chanson (et de sa musique d'une manière générale), à la fois inquiétante et enivrante, nous fait nous interroger sur les origines d'un son qui échappe aux délimitations stylistiques. Lorsqu’on écoute
BLQ VELVET, puis
Rose, puis enfin ce nouvel maxi
PRINCESS, sorti cet été, ce qui frappe, outre le mariage flou entre le r’n’b classique des années 90 tendance Aaliyah et les relents étranges d'une synth pop 80's mainstream en droite lignée de The Human League, c’est une absence de lieu, ou d’espace, auquel se rattacher. Apatride musicale typique des artistes Internet, la musique d'Abra n'invoque pas de réelles ramifications directes, ou sinon lointaines, comme passées à travers le miroir déformant et faussement vintage d'un filtre Instagram. Ayant passé une majeure partie de son enfance à Londres, Abra a dû faire face à un déracinement, lorsqu'elle a débarqué à Atlanta, encore toute jeune adolescente :
"Le fait de devoir bouger à cet âge-là fait que tu dois tout recommencer. Tu n'as pas les outils pour te connecter et coopérer avec les gens autour de toi et les gosses peuvent être cruels, ils ne savent pas non plus comment sociabiliser. Et en plus de ça, j'étais une fille noire qui débarquait de Londres, là où la couleur de peau n'était absolument pas un sujet. À Atlanta, elle est extrêmement définie. Je m'en suis pris plein la gueule, on m'a accusée de parler comme une blanche, on m'a dit qu'en temps que noire, je ne pouvais pas faire ci ou ça, ce genre de choses. Je me suis très vite retrouvée seule. "En bons journalistes que nous sommes, on ne peut s'empêcher de rattacher ce sentiment de non appartenance directement à sa musique, ce qui serait sans doute un peu aisé, mais sûrement un peu simpliste aussi. On est à peu près certain que les genres d'affèteries étranges qui forment l'ossature de sa musique, si elles sont déjà à l’œuvre aujourd’hui dans la majorité des propositions pop, seront dans quelques années tellement généralisées qu’on aura alors arrêté de les considérer à travers leur seule excentricité. Mais aujourd’hui, on en est encore à se demander comment une esthétique lo-fi peut bien vouloir cohabiter avec des velléités absolument popisantes, sorte de glacis edgy recouvrant une couche grasse de rimmel 80’s. La réponse, comme souvent avec les propositions un peu hardies, est à aller chercher du côté du hasard et de l’accident. Et nous montre que les vertus d'internet permettent aujourd'hui à ces mêmes propositions de pouvoir pleinement s'exprimer :
"Internet a permis à tout le monde de pouvoir partager sa musique, mais surtout de pouvoir l'exprimer correctement. Avant, soit tu étais célèbre, soit tu n'étais rien. Tu jouais des chansons devant tes potes à ton bar local, et c'était tout. Désormais, quels que soient tes talents artistiques, ton niveau technique, tu as la possibilité de communiquer avec d'autres artistes, d'autres gens. Et cette différence a véritablement nourri tout un tas de gens différents des uns des autres. Tu peux ne pas être le plus talentueux dès le départ et tout de même avoir ta chance. Quand j'ai commencé et que je faisais des reprises sur Youtube, je ne savais à peine jouer de la guitare, c'était risible. Si je n'avais pas eu le soutien de quelques personnes via internet, je n'aurais sans doute pas continué. Internet est une communauté globale, un endroit où tu peux être vulnérable et où tu peux échouer, à la grande différence de disons, un open mic..."
ABRA - CRYBABY (Official Music Video)
05:31
Lorsqu’on observe le parcours d'Abra depuis deux-trois ans, on voit en effet se dessiner une sorte de début d’œuvre cohérente et solide, dont la réussite fragile n'aurait probablement pas pu tenir sur ses deux jambes si elle n'avait pas été longuement mûrie et décantée. Entre la presque banalité des arrangements, des kicks faméliques et des paroles parfois à la limite du quelconque, on se demanderait presque parfois où se situe réellement le pouvoir d’attraction de la musique d’Abra. Et puis on se raccroche à un
hook sorti d’on ne sait trop où, à une mélodie vocale d'une puissance aveuglante, alors qu’on croyait justement tomber dans les travers de la répétition facile ou dans un ennui poli. Le clip de "CRYBABY" est en cela particulièrement parlant. La chanson débute avec en fond des images VHS, soleil couchant et lascivité générale, l'atmosphère des plus électriques étant accentuée par le rouge des lèvres d'Abra. On ne sait pas trop comment cela arrive, mais un emballement se met en marche environ à mi-parcours, nous forçant quasiment à prendre la mesure de l'ébahissement qui se dessine en direct sous nos yeux.
Ces dernières années, on a eu tendance à voir la surexposition rapide des artistes internet comme un inconvénient, les empêchant d'éclore pleinement comme ils le devraient. Il semblerait que la donne change ostensiblement, et que l'effet contraire se produise aujourd'hui. Le cas Abra (et à plus large échelle, celui d'Awful Records) nous montre que c'est justement parfois dans les propositions les plus vertes que l'on est en mesure de trouver paradoxalement le plus de subsistance. L'œuvre d'Abra n'en est encore qu'à ses balbutiements, et pourtant, on ne peut s'empêcher de penser que son étrange aura est sur le point de rafler la mise. Rendez-vous dans les tout prochains mois.
Le maxi d'Abra
Princess est sorti le 15 juillet sur True Panther Sounds.