"Découvrir Music for 18 musicians de Reich avec une bière à la main, ça change tout" : voilà comment on pourrait résumer, en une formule simple comme une mesure du In C de Terry Riley ou un pique-nique au soleil un après-midi de juillet la mission du Marathon! Festival. Initié par Laurent Jacquier, producteur du Cabaret Contemporain, avec Thomas Guillet, ce projet de festival itinérant au sens propre (de la Gaité Lyrique de Paris jusqu'au Lieu Unique de Nantes) comme au figuré (de la musique répétitive aux délires postmodernes de Koudlam) propose sans trop se poser la question de son concept de découvrir ou redécouvrir d'un seul geste classiques de la musique contemporaine (Steve Reich, Pierre Henry), classiques du royaume techno (Juan Atkins & Moritz Von Oswald, Dopplereffekt) et de fourrer tout ce que ses programmateurs ont pu trouver de vagabonds qui zonent entre les deux : James Holden et Camilo Tirado, Arnaud Rebotini et Christian Zanési, le Cabaret Contemporain... A la veille de cinq soirées franciliennes effectivement marathoniennes (à la Maison de la musique de Nanterre, au Théâtre d'Etampes, au Plan de Ris-Orangus et à la Gaité Lyrique), les tauliers ont répondu à quelques-uns de nos questions ahuries par tant de libertés auto-octroyées.
Steve Reich - Part IV - Drumming
19:05
Quand et comment est née l'idée du festival ? Le festival est né à partir de notre expérience en tant que public à des concerts à Paris ces dernières années : soit des concerts electro dans des clubs, avec un public jeune et l'ambiance adéquate, soit des concerts où l'on peut écouter des pièces de Steve Reich ou plus largement de musique dite "contemporaine", dans des institutions, avec un public nettement moins jeune et nettement moins d'ambiance. C'en était cliché de vivre un tel décloisonnement : la réalité, encore aujourd'hui, dépasse les clichés qu'on peut imaginer. Tout est très cloisonné. Et termes de programmation, nous avoins moins d'expériences passées que d'expériences futures. La seule programmation qu'on sait faire correspond à celle qu'on a dans la tête, et regroupe tous les artistes qui ont compté pour nous. Nous nous sommes dit : imaginons une soirée, un festival où ces musiques qui ne se rencontrent jamais, se jouent sur un même lieu, devant un même public. Avec une notion de fête et de plaisir aussi. Le contexte dans lequel on découvre un live est très important : par exemple, découvrir
Music for 18 musicians de Reich avec une bière à la main, plutôt qu'assis sur son siège à la Cité de la musique, ça change tout !
Pourquoi ce nom, "Marathon"?
Parce que de 18h à 01h, la musique ne s'arrête jamais, de la grande salle de la Gaité jusque dans le foyer historique, l'entre foyer, etc., etc.
Juan Atkins & Moritz Von Oswald - Digital Forest
07:22
On sent une volonté très forte d'établir des passerelles entre la musique électronique "historique" et la création contemporaine. Pourquoi ? N'en a-t-on pas un peu soupé des ancêtres pionniers réhabilités en tête de gondole d'une musique électronique contemporaine qui n'a plus rien à voir, ne serait-ce que par leur contexte d'émergence et leur utilité, avec les avant-gardes des époques où ils oeuvraient ? Quels liens réels et secrets doit-on déceler entre Steve Reich et Juan Atkins? Pierre Henry et Dopplereffekt ?Ce qui a beaucoup été fait, ce sont des rapprochements récurrents, voir systématiques entre musique répétitive américaine et musique électronique. Bon nombre de DJs et producteur
ont remixé du Steve Reich et affiliés. Le Marathon a seulement envie de présenter quelque chose de complètement nouveau et inédit au public. Quelque chose de simple, aussi : faire écouter, sans toucher aux pièces, sans les remixer, des pièces qui peuvent plaire à un même public, sur la même soirée. Difficille de dire si elles entretiennent nécessairement un lien étroit musicalement - nous ne sommes pas musicologue, et on ne prétend surtout pas l'être. Notre rôle est surtout de penser au public, et de lui donner l'occasion d'écouter des musiques qu'il ne connaît pas ou que très peu. Notre boulot consiste autant à penser au contenu artistique qu'à la place de la tireuse de bière à un événément. Pour l'édition 2015, les gens sont surtout venus pour Nathan Fake, Atom™ et Carl Craig, mais ils ont adoré et découvert
In C de Riley. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, des pièces phares comme
Music for 18 Musicians de Reich ne sont pas si bien connues du public "electro".
Les gens ont souvent entendu parler de Steve Reich, bien sur, mais ont rarement l'occasion de voir jouer ses pièces en public (
en dehors du circuit classique, ndr). Le fait que les musiques électroniques non-académiques et la musique répétitive ne sont font jamais entendre sur un même festival en France est la preuve d'une coexistence de cultures des programmateurs. Un exemple : Laurent a produit
Music for 18 musicians de Reich aux Nuits Sonores en mai dernier, en jouant l'intégralité de la pièce, sans proposer présence de DJ dans l'orchestre en valeur ajoutée. C'était la première fois que cette pièce, et plus largement une oeuvre de Reich ou de la musique répétitive était donnée dans le festival. Et si on ne produisait pas le Marathon à la Gaîté, jamais ces pièces n'auraient été données à entendre non plus dans ce lieu avant tout dévoué aux musiques dites "actuelles".
"Super8" by Laurent Durupt, for string octuor (2013)
11:42
Cette édition 2015 fait de nouveau la part belle à l'oeuvre de Steve Reich... Pourquoi lui et pas un autre?
En fait, on ne jouera qu'une seule pièce de Reich, et le premier mouvement de
Drumming. Ça s'explique simplement par fait le fait qu'on adore Reich, et qu'on ne s'en lasse pas. C'est vraiment un compositeur qu'on aime de plus en plus, et qui, encore une fois, n'est jamais donné à entendre dans des clubs, ou dans des salles comme la Gaité (on avait programmé
Music for 18 musicians en 2012, mais à la Machine du Moulin Rouge). On a également initié un programme de commandes à deux jeunes compositeurs,
Laurent Durupt et
Sébastien Rivas.
Le futur et l'innovation ont-ils encore droit de cité dans la musique en 2015? Ou l'esprit, la manière d'inventer ont-ils évolué?
Bien sûr que la création est toujours au rendez-vous. Mais il faut faire attention à ce qu'on entend par le terme de "création". Restons simple et toujours dans l'idée de plaisir, sans toujours vouloir tout conceptualiser. Pour nous, l'innovation a moins d'importance que l'émotion. Nous ne percevons pas la musique dans un contexte économique, sociale ou historique, et nous considérons qu'elle est avant tout innovante quand elle est nouvelle pour nous et qu'elle nous touche. L'avenir de la musique se cache l'authenticité des artistes, quand ils déversent leur âme dans leur musique pour qu'elles viennent jusqu'à nous. C'est pour ça que nous aimons autant la musique soul de Gil Scott-Heron, Curtis Mayfield ou Isaac Hayes, la musique atmosphérique de Brian Eno, William Basinski ou Moritz Von Oswald, la musique répétitive transcendantale de Steve Reich, Terry Riley ou Ravi Shankar. A chacun de découvrir les musiques qui sonneront nouvelles à ses oreilles, quel que soit l'ordre historique dans lequel elles ont été composées, et ainsi il y aura toujours des évolutions à l'échelle de notre vie. Si on conçoit l'innovation de manière linéaire, le serpent risque de se mordre la queue. Nous préfèrons voir la vie comme une série de cycles, comme les bouddhistes.