On ne vas pas vous refaire le dessin: les disques, c'est la vie, et nous avons tous très fort besoin des disquaires pour la perpétuer. Maillon essentiel du tissu culturel parisien, le Souffle Continu de la rue Gerbier vogue tant bien que mal depuis 2008 sur les décombres d'une industrie qui (malgré tout ce que vous avez pu lire chez les confrères) n'en finit plus de se désagréger, et ce grâce au savoir faire de ses deux tôliers, Bernard Ducayron et Théo Jarrier.
Leur crédo ? La musique inventive sous toutes ses formes, qu'elle soit jazz, expérimentale, psychédélique, extrême ou électronique. Leur objectif ? Survivre coûte que coûte en attendant de potentiels jours meilleurs et continuer à faire en sorte que tous ceux qui n'envisagent pas de s'en tenir, comme Karl Lagerfeld, à écouter la musique depuis des disques durs ou en streaming douteux puissent l'acheter sous leur seule forme légitime, le disque.
Animateurs en sus depuis 2 ans de SouffleContinu Records, label 100% vinyles consacré à la réédition de musiques largement oubliées du patrimoine français et plus si affinités, Bernard et Théo n'en ont pas fini avec l'activisme et la perpétuation des idéaux libertaires qui font la sève de la musique souterraine française depuis 5 décennies.
Pour le Disquaire Day 2016, ils rééditent simultanément 3 merveilles dont vous n'aviez sans doute jamais entendu parler : le "brulôt zeuhl" Bébé Godzilla de Patrick Gauthier, proche de Magma et Gilles Deleuze; Le Vampire de Anne-Marie Coffinet, curiosité easy jazz weirdo éditée à l'époque sur Futura ; enfin Cyborg Sally de Richard Pinhas et John Livengood, qui marqua le retour aux affaires de Pinhas en 1994, à l'orée de l'ère electronica.
On leur a parlé d'un peu tout ça, de la difficulté d'être disquaire à Paris en 2016, et de de l'admiration qu'on voue à ces deux piliers de la musique à Paris depuis cette époque où on leur achetait des albums de Brian Eno en CD d'occasion entre deux cours de littérature américaine à Jussieu.
02 Le Grand - Maître Orient
04 Benoit et Les Riverboppers
06 Riding on White Horses
07 En Passant Par La Transylvanie
Ça fait des années qu'on vous connaît depuis le mauvais côté du comptoir, comme pourvoyeurs de rêves musicaux enregistrés. Moi je vous ai connus à l'époque de Jussieu Musique, où vous avez fait vos premières armes comme disquaire. Mais avant ça, votre vie de mélomane, ça ressemblait à quoi?
Bernard Ducayron: Pour ma part, j'étais musicien, bassiste au sein de différents groupes. Les disques, ça me fascine depuis tout petit, depuis l'époque où on écoutait la radio avec mon frangin. Nos parents n'écoutaient pas de musique, donc c'était vraiment un truc exceptionnel. Et puis, un jour, je suis rentré un peu par hasard à Jussieu Musique, qui à l'époque revendait presque exclusivement de l'occasion et des services de presse de journalistes fauchés. Au début des années 90, à l'âge d'or du CD, ça s'est mis à pas mal dépoter. Et de fil en aiguille, avec le temps, on m'a autorisé à développer un rayon de neuf sur des musiques spé - electronica, indus, Touch, Morr Music, Raster-Noton, des trucs comme ça - parce que c'était la musique qui m'attirait. Moi je viens du hard, au départ. J'ai basculé avec les Stooges, puis Steve Mackay m'a fait découvrir Sun Ra, Sun Ra m'a fait découvrir Coltrane, et puis boum, Autechre, Aphex Twin, et l'ouverture totale. Ces goûts sont ceux par lesquels on s'est retrouvés avec Théo. Forcément, on les retrouve partout dans les rayons du magasin.
Théo Jarrier : Moi j'ai baigné dans la musique parce que mon père en écoutait beaucoup à la maison quand j'étais gamin. Ses goûts allaient de Zappa à la musique contemporaine. Tout était un peu mélangé et j'étais fasciné par les pochettes. J'ai été trimballé à des concerts de free, j'ai vu l'Art Ensemble of Chicago, j'ai vu Steve Lacy à 4 ans, 5 ans, 7 ans. Ça laisse des traces, même si quand t'es gamin, tu ne comprends pas forcément tout ce qui se passe. J'ai connu Bernard à l'époque où j'étais moi aussi musicien, par petite annonce, puis en se croisant dans des locaux de répétition ou des transports en commun. J'ai fait de l'animation scolaire pour la Ville de Paris
sur les Structures Baschet mais je ne gagnais pas bien ma vie. Bernard m'a fait rentrer à Jussieu et on s'est ouverts ensemble sur un spectre de plus en plus large. Au bout de quinze ans, au moment où le magasin sombrait à cause de la crise du disque, du CD-R, du téléchargement et le désamiantage de la fac qui a complètement vidé le quartier, on s'est dit qu'il y avait une carte à jouer en ouvrant un disquaire qui nous ressemble, qui rassemble nos élections musicales qui vont du rock aux musiques transversales en passant par la musique électronique ou le jazz. Le nom "souffle continu" vient de l'idée de réinjecter un second souffle dans une aventure qui nous corresponde vraiment.
Ces domaines musicaux là, quand vous avez ouvert le magasin en 2008, n'étaient plus disponibles nulle part à Paris.Théo Jarrier : Tout avait fermé. On savait qu'on prenait un grand risque. En même temps, on ne sait pas faire autre chose. On s'est dit, ça ne durera peut être pas plus de deux mois, mais il faut essayer.
Bernard Ducayron : Tous les disquaires qui défendaient la même musique que nous ont disparu : New Rose, Rough Trade, Odd Size, Wave... Il y avait quelque chose à faire.
Ce nouveau souffle, on arrête pas d'en entendre parler avec le renouveau du vinyle. Du côté des revendeurs que vous êtes, j'imagine que le son de cloche est un peu plus mitigé ?Théo Jarrier : C'est une réalité aux Etats-Unis, indéniablement. En France, c'est mitigé, et ça n'évolue plus depuis un an. Il y a deux ans, on a senti que le vinyle prenait le dessus. Quand on a ouvert il y a sept ans, on vendait plus de CD, aujourd'hui, la proportion s'est inversée. Mais en quantité, ça reste petit.
Bernard Ducayron : Et le vinyle, c'est beaucoup plus difficile à bosser. C'est fragile, les tranches sont abîmées, c'est lourd, c'est compliqué à installer... Et les prix explosent, du coup tes marges baissent. Et puis les volumes n'ont plus rien à voir avec ce qu'on écoulait avec le CD il y a quelques années. On parle de 750 000 disques vinyles vendus en France l'année dernière. C'est ridicule.
Théo Jarrier : Le CD baisse toujours et le vinyle stagne.
Bernard Ducayron : Et l'attachement au physique est voué à s'effriter. Les vieux qui ont déjà bazardé tout leur stock de vinyles pour les remplacer par du CD puis du CD remasterisé, ils ne vont pas faire machine arrière et tout re-racheter. Et les jeunes qui se mettent au vinyle, ils ne sont vraiment pas légions. Ceci dit, il y aura toujours des gens qui achèteront des disques. Mais pas assez pour faire vivre tous les disquaires qui ont ouvert à Paris ces dernières années.
Théo Jarrier : Aujourd'hui, il y a plus de disquaires à Paris qu'à Berlin.
Bernard Ducayron : On en a vu passer quelques-uns dans la boutique : "
Salut les gars, j'ai envie d'ouvrir un magasin de disques et j'ai des conseils à vous demander..." Et là, t'as qu'un seul truc à répondre : "
Ok, t'as une vie de famille ? Oublie." Attention, c'est un beau métier disquaire, je dis pas le contraire. Mais qu'est-ce que c'est dur! Un métier de fourmi, il faut être sur tous les fronts, il faut être dans les concerts, être présent partout pour pas que les gens t'oublient... Le noyeau dur s'effrite, il faut le reconstituer, chouchouter les habitués... Ce sont des choses auxquelles tu ne penses pas quand tu vois le truc de l'extérieur et que tu te dis "
Le Souffle Continu, ça cartonne". Tu parles. C'est hyper dur.
Théo Jarrier : Et on s'adresse de plus en plus à un réseau de furieux du disques mais qui sont tous liés au monde de la musique comme professionnels. C'est un milieu de plus en plus fermé.
Bernard Ducayron : Un truc qui joue en notre faveur, c'est le nom du magasin qui est beaucoup remonté à l'international, notamment grâce au label. On en chie un peu depuis novembre parce que les touristes viennent moins, mais ça a fait un vrai appel d'air. On s'est mis à parler pas mal anglais dans la boutique. Quasiment tous les jours.
Du label, parlons-en : comment vous est venue l'idée de lancer SouffleContinu Records ? Et pourquoi ce choix de la réédition ?Théo Jarrier : On y pensait depuis longtemps. Mais c'est une charge de boulot énorme et on a mis longtemps à se lancer. On s'est en quelque sorte décidés avec le choix de la musique qu'on voulait éditer : l'underground historique français, c'est quelque chose qui est un peu mis de côté. En France en tout cas...
Bernard Ducayron : Parce que c'est exploité à l'étranger. Tu as
Wah Wah Records,
Superior Viaduct,
Finders Keepers, des Espagnols, des Américains, des Britanniques... On s'est dit: c'est trop bête, on fréquente régulièrement
Gérard Terronès de Futura et Marge, Jean-François Pauvros,
Jac Berrocal, des gens qui tournent autour de notre activité et dont on défend la musique depuis toujours...
Théo Jarrier : On s'est dit, il faut y aller, parce que c'est là, et qu'il n'y a pas de raison d'attendre qu'un label manager de l'autre côté de la planète qui ne parle pas français le fasse à notre place.
Bernard Ducayron : Ça s'est concrétisé avec Richard Pinhas quand il est venu jouer ici avec Etienne Jaumet à la sortie de
Vents Solaires. Beaucoup de choses avaient déjà été faites autour de Heldon et Pinhas en solo, mais il y avait ces trois 45 tours qui n'attendaient que de revenir à la vie, notamment
Soutien à la RAF qui a toute une histoire. Deux ans après, on a presque tout vendu. L'autre grande mamelle, c'est Terronès.
Théo Jarrier : Les deux, Terronès et Pinhas, étaient là le jour où on a inauguré le magasin. C'était une évidence. Ceci dit, on a plein d'autres projets qui n'ont rien à voir pour le futur.
03 Derita (toward a creepy afternoon)
04 Rock Machine- Red Ripe Anarchy
05 Gilles Deleuze- Beyond Hyperion
06 Nuke (the ultimate 'interface' interstellar part)
08 Wag (variation sur les quatre notes fondatrices de Parsifal)
C'est important de revenir sur ce patrimoine là ? Notamment au moment où il commence à être exploité un peu n'importe comment à l'étranger?Bernard Ducayron : C'est important qu'il soit réédité par des gens qui ne s'intéressent pas qu'aux cotes sur Discogs. Et de le ramener un peu à la maison. On bosse ces musiques là au quotidien depuis des années. Terronès, on propose tout son catalogue au magasin toute l'année, et on doit être le seul point de vente au monde à faire ça.
C'est un euphémisme de dire que la France n'a pas toujours aimé sa musique. C'est en train de changer ?Théo Jarrier : Pas vraiment. On continue à vendre peu en France, pour tout te dire.
Bernard Ducayron : A l'exception
d'Exodisc, rue du Mont-Cenis dans le 18ème, et de
Blind Spot à Rennes, aucun disquaire en France ne connaissait ces disques avant qu'on les réédite. On parle de grands mélomanes. Ça parait fou. C'est une partie de notre patrimoine. Même si c'est de la contre-culture, bien sûr. Pinhas, à la limite, ça dit quelque chose. "
Red Noise? Ah c'est Patrick Vian, le fils de Boris Vian?" Mais Futura ? "
Connais pas". Heureusement qu'on a le bouquin de
Dominique Grimaud (L'underground musical en France,
écrit avec Eric Deshayes et publié en 2008 au Mot et le reste, ndr), qui sert de Bible à tous ceux qui, comme nous, ont envie de creuser dans cette direction. On a des trucs prévus avec Grimaud, d'ailleurs, même si lui n'y croit pas du tout! Terronès n'y croyait pas non plus.
Théo Jarrier : Terronès qui te dit qu'il a vendu 3 copies d'un disque en 1968, il a forcément du mal à comprendre pourquoi on veut le rééditer en 2016.
HELDON Baader-Meinhof Blues / O.D.B.
15:00
Il faut dire que ces disques sont sortis dans des contextes socio-politiques très particuliers, que les Français actuels n'ont pas forcément envie de revisiter.Théo Jarrier : On en a beaucoup discuté avec Heldon pour "Soutien à la RAF". Ce n'est pas anodin, de rééditer un disque qui soutient ouvertement
la Bande à Baader. Pinhas l'assume totalement. Après, il a fallu raconter toute l'histoire, et on a joint un petit fascicule en insert. Pour les Américains, c'est exotique, tout ça. Ça les excite.
On sait que le milieu de la réédition est très compétitif. Vous vous êtes déjà retirés d'un projet parce qu'un concurrent avait trop fait monter les enchères?Bernard Ducayron : Pas encore. Mais l'aventure est récente. Des labels comme Superior Viaduct ont été très inquisiteurs sur ce qu'on faisait. Ils nous ont posé des questions, ils nous ont demandé de leur laisser des projets de réédition. L'album de
Semool par exemple, ce qui semble assez curieux. Ils hésitent pas à demander des contacts. A l'américaine, quoi. Ils ont l'impression d'avoir accès à tout.
Vous avez pour projet de rester sur la musique française?Bernard Ducayron : Moi, j'ai des idées qui n'ont rien à voir. Un vrai désir d'ouverture. Notamment les premiers projets de Kevin Martin. Tout le monde connaît The Bug et King Midas Sound, mais j'aimerais beaucoup rééditer en vinyle les premiers disques de God, Ice et Techno Animal. Cette période dub industriel avec le free jazz par dessus, c'est vraiment un truc fétiche. Enfin, jusqu'ici, il répond pas.
Une dernière question un peu délicate : on arrive à un point de saturation avec la réédition, phénomène que vous avez dû remarquer en tant que disquaire. D'une certaine manière, vous participez à ce phénomène avec le label. Combien de temps la musique du passé va-t-elle à ce point s'imposer sur celle du présent?Bernard Ducayron : On a fait ce choix de la réédition pour une raison très simple : on est disquaires, et on a pas le temps de promouvoir des nouveaux artistes, faire en sorte qu'ils tournent, qu'ils trouvent un éditeur.. C'est aussi simple que ça. C'est moins compliqué pour la réédition, parce que l'histoire est déjà écrite. Et effectivement, la réédition inonde le marché. Le robinet coule à flots. Chaque semaine, tu as 5 albums de library music indispensable, et le groupe no wave de l'Oregon que personne n'a jamais écouté parce qu'ils ont fait une seule cassette distribuée à deux potes mais qui est tellement majeur qu'il a dû influencer Thurston Moore qui était passé par là en tournée... Ce genre de belle histoire, tu as reçois dans ta boîte mail tous les jours, et en tant que disquaire on est totalement saturés. Au point d'en délaisser les nouveautés, parce qu'il faut du temps pour les écouter et qu'elles intéressent moins. On a un problème de trésorerie, aussi : on ne peut pas tout proposer et on a du mal à se passer de Harry Partch, Cage, Terry Riley.
Le La Monte Young récemment réédité, on en a pris 50, parce qu'on savait qu'on les écoulerait en un weekend. Une réédition de
Ape of Naples de Coil est prévue, on en vendra autant. Le nouveau Battles, on en a vendu 2. Le dernier Tortoise, on a commandé 15 copies et il nous en reste la moitié.