A priori, Prequel Tapes, c'est du tout cuit : de l'ambient industriel proto-technoïde abrasif joué sur synthé analogique comme il en arrive quatre ou cinq avatars par semaine chez les disquaires spécialisés, qui parle de dissolution du futur, d'écharpement du temps présent, de resurgences intempestives du passé. Mais à la différence de la plupart de ses compagnons de bac, Inner Systems, premier album de cet Allemand sous cape sorti tout récemment sur le sous-label de Ninjatune R'COUP'D nous est arrivé lesté d'un lourd texte autobiographique, d'histoires de passions de jeunesse pour The Cure ou Clock DVA, d'errances sous champignons dans la forêt (Noire), de vieilles VHS et DAT retrouvés... Immanquablement, on a voulu en savoir un peu plus sur ce mystérieux auteur de bourdons vrombissants, d'electronica spleenesque et de techno bilieuse sous influences, dont le visage perdu dans la brume nous a d'abord fait soupçonner le projet parallèle d'un faiseur de house en vacances. Comme vous serez quelques-uns à vous en rendre compte si vous lisez l'entretien ci-dessous, il n'en est rien. L'homme derrière Prequel Tapes a simplement compris que pour mieux naître comme artiste, parfois, il n'était pas inutile de se souvenir d'où l'on vient.
Oui, cet album est un voyage à travers la vie et la musique que j'ai vécues jusqu'ici.
La musique électronique abstraite instrumentale peut-elle être autobiographique ?
Je pense que la musique que produit une personne raconte toujours une histoire, et souvent la musique instrumentale raconte bien plus que de simples paroles. Tes émotions et tes couleurs fluctuent à mesure que tu vieillis et grandis avec une œuvre musicale.
Votre musique est-elle donc narrative ?
Oui. Je veux que les gens effectuent un petit trajet avec moi. Certaines pistes de l'album sont faites pour être écoutées ensemble : "The Comfort of Feeling Numb" et "Scarlet Frog" sont deux chansons qui forment un couple, par exemple. Avant, je parlais d'elles comme des époux, c'est comme ça que je les conçois.
J'aime beaucoup le titre, Inner Systems. La plupart des sciences psychiatriques arguent que nous sommes en effet mus par des forces contenues dans des systèmes délimités. Mais que se passe-t-il quand ces systèmes deviennent défaillants ?
J'ai choisi ce titre en rapport avec mes machines et parce qu'il représente quelque chose de personnel pour moi. Il est lié au fait d'effectuer un voyage dans le temps et en moi-même. D'une certaine manière cette musique a toujours été en moi mais n'en est sortie que maintenant. Je voulais exprimer quelque chose de ces systèmes intérieurs. Les systèmes finissent forcément par devenir défaillants, je pense d'ailleurs que la plupart d'entre nous attendent que le système capitaliste s'effondre.
Dans le texte d'introduction de l'album, vous mentionnez plusieurs noms de musiciens et de projets : Clock DVA, KLF, Future Sound of London. Ce sont des groupes britanniques qui ont tous un moment ou un autre choisi de se confronter au futur. Pourquoi étaient-ils si importants à vos yeux ?
Ces groupes ont été déterminants dans ma vie. Clock DVA a été ma porte d'entrée vers la techno – peut-être que les gens ne se rendent pas compte de leur portée aujourd'hui, mais ils ont permis d'établir un tunnel entre musique industrielle et techno, tunnel dans lequel je me suis engouffré tête baissée. Les autres ont aussi guidé mon appréciation de la musique électronique. Je pense que beaucoup de ces groupes, comme The Cure, exercent une grande influence sur ma manière d'appréhender les atmosphères ou la mélodie, plutôt qu'une influence musicale directement visible.
En parlant du futur (et du passé) : des projets musicaux qui traitent de futurs perdus (et du passé récent de la musique électronique) ont abondé ces dernières années. Avez-vous une idée qui puisse expliquer cela ? Pourquoi le passé est-il si séduisant ? Sommes-nous devenus hantés et incapables de regarder vers le futur autrement qu'à travers des pensées mortifères ?
D'une manière générale, je pense que les gens ont toujours été intéressés par le passé dans l'art. Chaque nouveauté vit du passé. Le passé éclaire le futur et ce sont ses limites qui sont fascinantes. En ce qui me concerne, ce n'est pas tant le passé en lui-même que le temps qu'il a fallu à la fabrication de ma propre constitution qui m'intéresse. Les années de formation sont primordiales, et seront toujours un lieu où l'on pourra y retourner, en rêver et s'en souvenir avec tendresse.
Comme la musique de Kraftwerk ou d'Atom Heart avant (ou comme des écrivains allemands comme Peter Handke ou des cinéastes comme Werner Herzog), votre musique traite de l'identité germanique de manière assez complexe. Quelle importance ont pu avoir la musique allemande, l'art allemand, la littérature allemande, voire la politique allemande, dans votre éducation et votre parcours ?
Les gens qui me connaissent et me côtoient ne me considèrent pas comme "allemand allemand" – en tout cas, c'est souvent ce que j'entends. Mais je suis un enfant des années 70 et la politique du passé ainsi que le fait de grandir dans un pays divisé dans un contexte de guerre froide est quelque chose de bizarre et d'inévitable pour un adolescent d'Allemagne, que ce soit l'une ou l'autre. La musique allemande n'a pas exercé une influence aussi forte que la musique belge ou britannique – Can était important mais je n'ai jamais été un grand fan de Kraftwerk, par exemple. J'ai été élevé près d'une ville allemande entourée d'une très belle et célèbre forêt. La ville avait été complètement détruite pendant la Deuxième Guerre Mondiale et ce qui avait été reconstruit à la place était un crime contre l'architecture – et ce n'est pas une exagération. Nous nous ennuyions très souvent, nous n'avions pas beaucoup d'illusions, et étions donc pragmatiques : nous devions trouver des moyens pour échapper à notre quotidien et nous amuser. Pour moi ça passait par le fait d'écouter et de faire de la musique.
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