Dans le grand déballage de rééditions de cette rentrée, l'anthologie de Savant se fait aisément remarquer. Percutante, funky et expérimentale jusqu'au bout des ongles, la musique hybride et virtuelle avant l'heure de ce vrai faux groupe de studio né à Seattle au début des années 80 n'a pas fait autant de vagues que d'autres vrais et faux groupes de la new-wave américaine (pour tout dire, l'histoire du rock est complètement passée à côté) mais sa redécouverte permise par les gens de RVNG Intl. est en tout point électrisante.
Repéré chez les amateurs de vieilleries new-age comme un passionnant auteur pop ambient avant l'heure (on vous a parlé quelques fois de son anthologie perso, également parue chez RVNG Intl.), Kerry Leimer s'y adonnait à une vraie folie technologique puisque les rythmes, notes et machineries qu'on y entend sont autant le fait de musiciens en studio que d'un cadavre exquis de sons trouvés détournés puis montés en cadence. Toujours très actif et toujours aux commandes du label Palace of Lights, Kerry Leimer revient en détails et en explications scrupuleuses sur le plus mutant, le plus fou et le plus révolutionnaire de ses projets.
Pourriez-vous nous raconter comment Savant est né?
J'avais besoin de séparer certains aspects de mon travail et de les canaliser en différents projets. Ceux qui penchaient le plus firt vers une esthétique rock ont fini dans la pile "Savant". L'autre attribut décisif pour ce projet était l'aspect collaboratif plutôt que solo, et les premiers morceaux de Savant ont été produits avec Robert Carlberg et Marc Barreca. Au fur et à mesure que le cercle de musiciens autour du projet a grossi, au fur et à mesure des améliorations techniques dans notre studio, des nouvelles opportunités dans la manière de créer de la musique ont émergé. Comme j'avais étudié les arts plastiques, Dada et le Surréalisme en particulier, l'opportunité de pouvoir faire des cadavres exquis sonores particulièrement m'a paru séduisante. Même si j'étais bien conscient qu'André Breton avait une aversion profonde pour la musique.
Aussi, les idées que nous avons mises à profit n'étaient pas forcément des idées musicales, mais des idées empruntées à l'art et au design, qui devaient autant à Marcel Duchamp qu'à John Cage, à Lautréamont ou Varèse. Et nous étions ouverts à une approche très aléatoire : une forme de composiion sans objet musical préconçu en tête. D'une certaine manière, on pourrait voir ça comme une ébauche naïve de ce qu'on appelle aujourd'hui la musique générative, dans le sens où elle dérive d'une méthode systématique plutôt que d'une approche compositionnelle traditionnelle. Soit de la musique montée à partir d'une bibliothèque de sons physique, sous forme de bandes et de captures digitales assemblées, démontées, et recollées ensembles avec quelques ajouts improvisés.
Il s'agissait donc plus d'un project collectif que solo dans votre tête?
Ça a commencé comme un vrai groupe, puis c'est devenu de moins en moins collaboratif au fur et à mesure que je travaillais en studio. J'avais rencontré Marc Barreca et Steve Peters à travers un intérêt mutuel pour les musiques expérimentales. Ils venaient tous les deux de l'université d'Etat d'Evergreen, d'où venait aussi mon vieil ami Robert Carlberg. Marc, Steve et moi avons même joué quelques fois en concert dans des cafettes d'université, en jouant à fond l'esthétique "personne n'est obligé d'écouter". Je crois que c'est Marc Barreca qui m'a présenté Dennis Rea. Ensuite Steve Peters m'a présenté John Foster et Steve Fisk, et Fisk m'a aidé à enregistrer mon album ambient Land of Look Behind - qui n'est pas un disque de Savant. Enfin Robert Carlberg (alias Anode) m'a présenté aux New Flamingos, une sorte de groupe post-punk qui travaillait dur à signer en maison de disque et qui jouait souvent dans les clubs de Seattle. Tout ça s'est fait au fur et à mesure des rencontres d'amis d'amis et des échanges de temps en studio...
Pourquoi ce nom, Savant? En Français, le terme est un peu étrange, parce qu'on l'associe à "musique savante", qui s'oppose de manière naturelle à "musique populaire".
Ah! Je ne savais pas! En Anglais, ça désigne seulement une personne éduquée. Combiné à "idiot", le terme désigne une personne handicapée mentalement qui possède des compétences exceptionnelles dans un domaine. D'ailleurs "Idiot Savant" était ma première idée pour ce projet, parce que le processus créatif correspondait à ça, mais il y avait déjà un groupe qui jouait sous ce nom. On a donc essayé de rendre l'idée du nom Savant dans les notes de pochette: “The name Savant was applied because it suggested the sort of unconscious, artificial intelligence that coalesced from many distinct and independent actions.” ("le nom Savant a été choisi parce qu'il suggérait le genre d'intelligence artificielle et inconscience qui peut naître de de l'union de nombreuses actions distinctes"). Il ne faut pas lire ce nom comme un nom de groupe, mais comme un nom pour la musique.
A la différence de beaucoup de musique que vous avez publié sous votre nom, la musique de Savant est construite autour de rythmes et de cadences très marqués. Pourquoi ce choix?
Il me semble que le rock est omniscient depuis longtemps, peut-être trop longtemps même. Savant était en quelque sort mon projet "bac à sable" - une sorte de fléchissement à la pression de mes pairs. Quand je repense à ce que j'écoutais à l'époque, c'était assez large, mais je me souviens que parmi mes disques favoris, il y avait la compilation From Brussels with Love des Disques du Crépuscule ; les disques d'Obscure Records, le label de Brian Eno ; This Heat ; Wire ; les Talking Heads ; John Foxx ; Swell Maps ; Material ; Alternative TV ; AMM. Mon morceau "Heart of Stillness" fait référence au collectif d'improvisation London Musicians' Collective ; l'ouverture du morceau "Shadow of Deceit" fait référence aux chants passés à l'envers de "Move On" de Bowie, sur Lodger. "Synchro System" de King Sunny Ade est aussi présent d'une manière ou d'une autre. "Sensible Music" est un clin d'oeil à Joy Division et "Stationary Dance" à "Kurt's Rejoinder" de Brian Eno, sur Before and After Science - et la voix qu'on y entend vient d'un disque éducatif à propos d'une composition de John Cage pour une chorégraphie de Merce Cunningham. Tout ça n'est que la partie émergée de l'iceberg, plein d'autres référents sont cachés dans ce disque. Je dois aussi préciser à propos de la musique électronique rythmique qu'elle m'intéresse de moins en moins, au profit d'autres formes plus libres : la musique électroacoustique, la musique générative, la musique expérimentale, les musiques nouvelles, la musique ancienne. Je pense à des artistes comme Gavin Bryars, Taylor Deupree, Max Richter, Jóhann Jóhannsson, Hildur Guðnadóttir, Bill Seaman, Alva Noto, David Sylvian. Et j'ai une faiblesse particulière pour les musiques de Sainte-Colombe et John Dowland.
La musique de Savant sonne plus mécanique qu'organique. Etait-ce votre intention de produire une musique ouvertement "artificielle", qui joue de son artificilalité ?
L'artificialité était très clairement un objectif. Moins l'aspect mécanique. L'explication plutôt obscure que j'ai trouvé pour explique ce paradoxe, c'est que je voulais que la musique ait l'air de participer elle-même à sa propre formation, ce qui nécessitait que j'ai l'air de renoncer à son contrôle au profit de résultats musicaux plus spontanés. Comme des vases communicants, peut-être.
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