Vous avez arrêté de donner des concerts au début des années 90... Je suis arrivé aux Etats-Unis avec le Walias Band à la fin de l'année 1981 et nous avons tourné pendant deux ans avant de nous séparer – c'était en 1983 ou 1984. J'ai commencé à jouer avec un trio dans des clubs, autour de Washington et parfois même dans d'autres états, dans des mariages et des fêtes. En fait, j'ai même fait une tournée en Europe avec un trio et un chanteur en 1990 ; nous sommes allés à Paris, en Grèce, en Italie... Ensuite, j'ai joué avec un bassiste et un saxophoniste dans un club de Washington mais ce n'était pas dans un quartier très bien fréquenté et les affaires tournaient mal... Nous avons transformé l'endroit en club africain et j'ai arrêté de jouer. J'étais le manager du club et cela ne m'intéressait plus de jouer dans des clubs à cette époque, surtout qu'il y avait très peu d'argent et qu'on me demandait de faire des sets solos au clavier parce qu'il n'y avait pas de quoi payer d'autres musiciens... ça ne me disait rien.
La décision de ne pas retourner en Ethiopie après la première tournée a été difficile à prendre ? Aviez-vous peur de la situation politique ? Je tiens à dire que je n'avais aucun problème politique... je savais que la situation était compliquée mais j'ai décidé de rester aux Etats-Unis parce que je voulais changer de vie, tout simplement.
Quelle musique jouiez-vous dans les clubs avant la révolution ? Est ce que ça ressemble à ce que l'on peut entendre sur Tche Belew ?
Non, à l'époque, on jouait de la soul occidentale, avec des chanteurs – on reprenait James Brown, Wilson Pickett, etc. J'ai joué dans 4 groupes différents et la tendance à Addis-Abeba était à la soul music donc on donnait aux gens ce qu'ils voulaient entendre... Puis nous avons commencé à intégrer des morceaux amhariques modernes... on mélangeait ça avec de la soul et du R&B américain...
Hailu Mergia and The Walias Band - Tche Belew
Avec la révolution et la censure, vous avez arrêté de jouer avec des chanteurs ? Il y avait encore des chanteurs dans la plupart des groupes mais j'ai été le premier à jouer des pièces instrumentales à l'orgue. Il y avait déjà des musiciens qui jouaient du piano ou du saxophone, bien sûr, mais avec l'orgue j'ai été le premier.
Le premier instrument que vous avez joué était l'accordéon, n'est-ce pas ? C'était un choix évident à l'époque ?
Avant ça, j'ai même été chanteur... j'avais 14 ou 15 ans et je chantais de temps en temps dans les clubs. Pas de façon très régulière mais dès que j'en avais l'occasion... J'ai commencé à chanter quand j'étais boy-scout puis j'ai d'abord voulu jouer du piano quand j'étais au département de musique de l'armée mais je me suis vite mis à l'accordéon, parce que c'était l'instrument le plus populaire dans les années 50 et la première moitié des années 60. C'est pour cette raison que j'ai choisi l'accordéon.
Vous avez repris l'accordéon quand vous avez enregistré And his Classical Instrument au début des années 80 au Etats-Unis. C'est le premier enregistrement que vous avez fait là-bas ? On avait fait quelques enregistrements avec les Walias mais c'est la première chose que j'ai enregistrée tout seul, en
one-man-band. Je suis allé dans le petit studio 8-pistes d'un ami afro-américain, qui jouait de la guitare. Je voulais juste m'enregistrer jouant de l'accordéon parce que je m'y remettais après au moins 5 ans d'interruption et que je voulais m'entendre pour voir ce que ça donnait. C'était seulement pour moi-même au début. Et puis j'ai commencé à utiliser la boite à rythmes qui était dans le studio – c'était assez nouveau à l'époque et je m'amusais à jouer les mélodies à l'accordéon par-dessus. Il y avait aussi un Rhodes et un synthétiseur Moog donc je jouais avec. J'ai vite trouvé que ça sonnait mieux avec la boite à rythme et le synthé ; plus j'écoutais ce que j'avais enregistré et plus ça me plaisait. J'ai enregistré une dizaine de morceaux et l'ingénieur du son a ajouté des effets et mixé le tout. Tout a été fait dans le studio, j'enregistrais tout séparément, je laissais de la place pour les lignes de synthés etc. J'ai envoyé la cassette au pays et tout le monde a aimé ce son.
Hailu Mergia - Hari Meru Meru
À qui l'avez-vous envoyée en Ethiopie ? Je l'ai envoyée à un magasin de cassettes et on a fait un deal – il l'a distribuée dans tout le pays et ça a été un grand succès.
C'est sorti sur Kaïfa Records qui est aussi le label sur lequel est sorti le single d'Alemayehu Borobor qui est un de vos tous premiers disques – c'était votre propre label ?Non non, c'était le label du gars à qui j'ai envoyé la cassette... je ne me souvenais pas que c'était lui qui avait sorti le single de Borobor, mais si vous l'avez lu quelque part, ça doit être vrai ; j'ai fait des arrangements sur ce disque...
Alemayehu Borobor - Tez Aleng Hagere
Donc vous avez envoyé cette cassette en Ethiopie et elle est devenue un hit – en aviez-vous conscience à ce moment-là ? Pas vraiment mais je me souviens que quand j'avais fini d'enregistrer, je me suis dit que ça plairait beaucoup. Parce que l'accordéon, qui avait été un instrument si populaire pendant presque vingt ans, avait quasiment disparu des productions. Peut-être que des gens en jouaient encore dans de petits clubs mais avec cet nouveau son, la boite à rythme, le synthétiseur et ces arrangements très simples, pas sophistiqués, je savais que ça aurait du succès...
Vous savez combien de cassettes ont été vendues à l'époque ? Non, pas du tout... il me doit sûrement un peu d'argent mais le magasin est fermé maintenant et je ne sais pas où est passé ce type...
Après ça, vous avez continué à enregistrer des choses pour vous-même, dans le même studio ? Après, j'ai eu ma propre console 8-pistes à la maison donc j'enregistrais une bonne partie tout seul chez moi, puis j'allais au studio pour finir. J'ai eu deux autres albums qui ont été distribués localement, un en 1990 et un autre en 2005 – je les ai aussi envoyés au pays mais ça n'a pas eu le même succès...
Quelle fut votre première réaction quand Brian Shimkovitz (patron du label Awesome Tapes From Africa, ndr) vous a appelé pour vous proposer de rééditer votre musique ? J'ai été très surpris, bien sûr. Et très excité. Je lui ai posé beaucoup de questions et il m'a raconté qu'il avait trouvé la cassette en Ethiopie et qu'il voulait la rééditer. Une fois que j'ai compris qu'il aimait vraiment la musique et qu'il était très professionnel, j'ai donné mon accord. J'étais déjà surpris qu'il me demande la permission ; beaucoup de labels rééditent des enregistrement sans contacter les artistes, vous savez... Brian est vraiment quelqu'un de bien, il est devenu mon manager depuis et nous sommes devenus très proches.
Ensuite, il a voulu rééditer Tche Belew... Oui, la suite s'est faite très simplement parce que nous étions d'accord sur tout...
C'est vous qui lui avez parlé de vos enregistrements avec le Dhalak Band... qui étaient ces musiciens ? Nous étions amis... on passait d'un club à l'autre avec les Walias et on se croisait tout le temps. J'avais envie d'un nouveau son et il faut dire aussi que les membres du Walias Band étaient très occupés à cette époque ; ils enregistraient avec des chanteurs, ce que je ne faisais plus... Un jour, j'ai raconté l'histoire à Brian et il m'a demandé de lui envoyer un CD. Ça lui a plu et il m'a demandé si j'avais le master – je gardais toujours les
master tapes à cette époque donc je lui ai envoyé et il l'a réédité...
Hailu Mergia & Dahlak Band - Wede Harer Guzo [Awesome Tapes From Africa]
Les seuls nouveaux morceaux de vous que l'on a pu entendre depuis toutes ces années sont sur un 45 tours édité par le label de l'Allemand Max Whitefield, Philophon... Comment s'est passé cet enregistrement ?
J'étais à Berlin, c'était en 2013 je crois, et mon agent, qui est allemand et connait bien Max W, lui a demandé si on pouvait répéter dans son studio... En échange, nous avons enregistré deux morceaux pour son label et Max a fait les arrangements. Il s'en est très bien sorti, j'aime beaucoup le son... Avec Brian, on réfléchit à faire un nouveau disque, on y est presque, on doit juste décider de la façon dont on va s'y prendre.
Est-ce que vous envisagez désormais la possibilité de vivre à nouveau de la musique ? Devez-vous encore faire le taxi ? Il y a encore quelques mois, je n'y aurais même pas songé mais aujourd'hui c'est presque le cas. Je donne beaucoup de concerts, aux Etats-Unis notamment... Aujourd'hui, je ne fais le taxi qu'à mi-temps... je ne suis pas employé donc je peux y aller quand je veux, c'est très pratique. C'est vraiment inespéré.
Les disques d'Hailu Mergia sont disponibles via
Awesome Tapes from Africa et
Philophon.
Merci aux Instants Chavirés et à Manuel Figueres.