Ça ressemble à une reprise de championnat. Cette après-midi, c’est la première fois depuis le début de l’année, dans une salle non chauffée à Montreuil (métro : Robespierre). Mais l’impatience triomphe de la pluie et du froid. Quatre-cent participants, promet l’annonce. Entrée libre. Sitôt franchi le périmètre, je sens les premiers frissons courir le long de mon échine. C’est reparti. Je me lance la tête baissée. Pourtant je suis sûr que ça ne va pas être terrible. Pendant la trêve, j’ai dû perdre certains automatismes. Et un peu de souplesse. A mi-parcours, le score est toujours nul. Quand soudain l’occasion se présente. Et quelques instants plus tard, il est là, au fond du sac : mon premier disque chiné de l’année. C’est un Steely Dan, Aja, pressage américain d’origine.
Steely Dan. Je pensais pourtant ne jamais en arriver là. J’avais déjà fait deux tentatives infructueuses, et je considérais l’affaire classée. Jusqu’à ce qu’il y a 15 jours, une âme innocente me colle dans la tête « With a Gun » (sur Pretzel Logic). A peine trois minutes, d’impressionnantes figures de style, et surtout une mélodie entêtante : entendue une seule fois, j’étais encore capable de la fredonner une semaine plus tard. Steely Dan. Il me fallait donc à nouveau ouvrir le dossier, à commencer par The Royal Scam qui désespérait sur mes étagères. Il ne sera plus seul : Aja va lui tenir compagnie à partir de ce soir. Steely Dan. Si je continue dans cette lignée, j’aurai tout Chicago avant l’été.
Mais je suis loin de me douter que la pièce maîtresse de la journée m’attend un peu plus loin. Je mets à sac un carton à un euro niché sous un stand. Je sens une grande percée de tendresse à la vue de ce premier album des Smiths perdu là. Il n’a pas besoin de me faire de l’œil longtemps pour que je décide de l’emmener avec moi, même si je l’ai déjà, même si je le connais par cœur. Je ne sais pas trop ce qui risque de lui arriver si je le laisse là, serré entre un Cerrone et un Sardou. Pour qu’il ne s’ennuie pas en route, et comme il n’aime peut-être pas Donald Fagen et Walter Becker, je le coince entre un Human League (Open Your Heart / Non-Stop) et un Chameleons (In Shreds). Ah, un Smiths dans la musette, je ne serai pas venu pour rien. Même si je l’ai déjà en vinyle. Et aussi en CD. Voire en cassette.
J’étais presque heureux avant que ne tombe le coup de grâce: l’album blanc. Pas celui des Beatles, l’autre. La pochette est en mauvais état, le disque est sale, mais je ne l’ai jamais tenu entre les mains. Il fait partie du cercle fermé des disques que je ne croise jamais dans les vide-greniers. A tout hasard, je demande le prix. Le marchand me dit trois euros, mais comme il a souffert, il est prêt à me le laisser à deux. Deux euros pour l’album blanc, jamais réédité en CD, dont je n’ai qu’une pauvre copie en cassette? Et la monnaie sur dix euros aussi ? Il a même la monnaie sur dix euros. Ha-ha. Je jubile dans mon fort intérieur qui n’avait pas connu pareil secousse depuis le jour où j’avais trouvé pour la même somme, et en parfait état, le premier Manset. Oui, celui avec « Animal, on est mal », « La Femme fusée » et « On ne tue pas son prochain ».
Je me suis toujours refusé à débourser beaucoup d’argent pour un disque d’occasion. Les quelques pièces qui finissent par remonter à la surface justifient les week-ends passés à me noircir les doigts en vain pendant que j’achète le silence de ma famille à coups de jeux DS. Je serai propriétaire de l’album blanc depuis longtemps si j’avais accepté de mettre le prix, mais j’ai préféré prendre le temps. Par une douce ironie, le premier morceau s’intitule « Long Long Chemin » : « Rien n’égale / Un ciel sans une étoile / Où rien ne changera / Où tu t’endormiras ». Et je suis pratiquement ému aux larmes en l’écoutant.
L’album blanc, c’est le troisième Manset, celui d’après La Mort d’Orion. Il est moins psychédélique mais tout aussi somptueux : les arrangements de cordes sont amples, les textes poétiques. Il compte parmi ses huit morceaux la plus belle chanson d’amour que son auteur ait composé : « Donne-Moi ». Et puis il y a les 10 minutes de « Jeanne », fresque épique qui commence par une longue introduction au piano. Même si le vinyle craque un peu à cet endroit, l’instant n’en est pas moins poignant. Quand les violons s’envolent, l’auditeur perd vite pied : « On lui mit autour du cou / La dent du dernier cheval mort / Qu’on avait amené chez nous / Et dont on dit qu’il bouge encore ». Comme dans La Mort d’Orion, Manset oscille entre légende et anticipation, religion et mysticisme, majesté et grandiloquence. Son univers onirique rappelle celui d’autres contemporains comme le John Boorman de Zardoz (1973) ou les premiers Druillet.
Pour des raisons tenant à la qualité technique de l’enregistrement, Manset a renié son album blanc quand son intégrale a commencé à paraître en CD. Contrairement à La Mort d’Orion qui finit par ressortir en 1996 (remixé par l’auteur, qui a coupé dans le texte au passage), il s’oppose toujours à sa réédition alors que, paradoxalement, ses arrangements ont beaucoup moins vieilli que ceux d’une bonne partie de ses enregistrements postérieurs. Son coté intemporel rappelle le Sheller de Lux Aeterna Introit. Malheureusement, ni Dan The Automator ni Alainfinkelkrautrock ne se sont encore attelés à sa réhabilitation. Il reste à redécouvrir du côté de Montreuil, un dimanche après-midi où il pleut et où les classiques sont bradés deux euros. Avec la monnaie sur dix.
retrouvez la chronique sur Les Disques des Brocantes.
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