Rembert De Smet alias Ro Maron est l'un des personnages les plus élusifs, les plus iconoclastes, les plus originaux de la new beat. Auteur sous une bonne vingtaine de blazes différents et sur une période très limitée (1988-1989) d'un nombre effarant de tubes de la dance belge à son apogée (dont le plus connu s'appelle "Something Scary" de Sza Sza Laboum), on associe surtout son nom à l'une de ses variantes les plus sombres, les plus zarbies et les plus extrêmes, le bien nommé "hardbeat".
L'écoute de l'anthologie formidable que vient de publier Olivier Ducret sur Mental Groove donne pourtant une image bien plus ambigue et colorée de son oeuvre: acid et pop, hystérique ou dépressive, guillerette ou glauque, elle se démarque par son inventivité particulièrement débridée, la démultiplication des ouvertures vers la house américaine et le recours très opportun à la bassline acid, à tel point que JD Twitch d'Optimo, grand manitou de la danse décomplexée de notre temps, l'a sacré "l'un des cinq plus grands joueurs de TB-303 de tous les temps". Trois décennies après avoir jeté l'éponge de la production dance pour se jeter corps et âme dans le flamenco (eh ouais), Rembert De Smet se souvient.
Collected est le premier "album" de Ro Maron à sortir, plus de 35 ans après que vous ayez enregistrés la plupart de ces morceaux. Quel sentiment cette réhabilitation tardive de cette part obscure de votre oeuvre vous inspire?
C'est très étrange, et très agréable. J'ai enregistré ces morceaux pour qu'on en use et en abuse sur le moment, très vite. Jamais je n'aurais pensé qu'ils accèderaient à la postérité. Jamais je n'aurais pensé qu'après toutes ces années, la demande continuerait à grandir.
Quand vous avez commencé à enregistrer sous le nom de Ro Maron, vous aviez déjà une longue carrière derrière vous.
Effectivement, j'avais déjà connu un peu de succès avec 2 Belgen, un groupe synth pop actif entre 1980 et 1987. On a joué énormément de concerts et même commis quelques tubes, dont le plus connu, "Lena", a aussi été un hit en discothèque.
Et comment avez vous pris le train New Beat?
Je m'y suis retrouvé un peu par hasard, après qu'on m'ait un peu forcé la main. A la fin des années 80, 2 Belgen s'est retrouvé, en même temps que la plupart des groupes de sa génération, un peu obligé de suivre le vent qui tournait. Nous étions toujours actifs mais notre public s'était converti à la boîte de nuit. Petit à petit, nous nous sommes retrouvés à jouer dans des salles vides, nos disques passaient encore à la radio mais se vendaient de moins en moins... C'est Antler, notre maison de disque, et Maurice Engelen de Praga Khan, qui nous expliqué qu'un nouveau marché totalement nouveau de disques pour les DJs et les discothèques étaient en train d'exploser. Comme j'avais mon studio et tout l'équipement qu'il fallait et qu'il fallait bien que je continue à gagner ma vie en tant que musicien... Sinon, ça voulait dire retourner sur le marché du travail et ça, ça ne me disait rien du tout. Je me suis lancé dans l'aventure à fond. Pendant 2 ou 3 ans, j'ai enregistré non-stop dans le studio, soit seul, soit en duo avec d'autres musiciens, jusqu'au moment où la scène est vraiment devenue trop commerciale, et l'esprit d'expérimentation a totalement disparu. J'ai lâché l'affaire du jour au lendemain.
Wikipedia indique que le genre de musique que vous produisiez avec Zsa Zsa Laboum a enfanté un sous-genre entier de New beat, le "hard beat". C'était quoi, ce truc?
Effectivement, les morceaux que je produisais avaient tendance à sortir des carcans de la "scène dance" de l'époque. Je n'ai jamais voulu faire "de la new beat" à proprement parler. Mon truc, c'était de retrouver l'esprit du punk avec des synthés et des machines. J'étais aussi très fan du genre de dub qui sortait sur la label On-U Sound, le reggae des débuts, le ska dub... Mon son était plus "dur" et un peu plus risqué. Curieusement, j'ai l'impression qu'on apprécie mieux ma musique aujourd'hui qu'on ne l'appréciait à l'époque.
Vous aviez des liens avec les producteurs de l'époque, comme Frank De Wulf ou Herman Gillis? Est-ce que vous aviez l'impression d'appartenir à une scène?
Tout le monde se connaissait, tout le monde suivait ce que faisaient les autres. Il faut savoir qu'un petit label comme Antler Subway avait 5 ou 6 équipe qui produisaient en permanence des disques. Mais tout le monde avait son propre son qu'il transmettait à son équipe... Il y avait l'équipe Herman Gillis, la bande autour de Maurice Engelen, la bande autour de Jo Caster, la bande autour de Pat Krimson, ma bande à moi... Et chacune avait ses disques qui sortaient sur l'un des sous-labels d'Antler.
Il vous arrivait de sortir en club?
Absolument pas! Quand j'allais dans un club, c'était pour regarder et entendre la manière dont les gens réagissaient à la musique, et pour entendre la manière dont mes morceaux sonnaient sur des gros soundsystems...
Avec le recul, on parle volontiers à propos de la New Beat de "belgitude". Comment définiriez-vous la spécificité de la dance music belge par rapport à ses cousines et ses aînées?
La nuit, en Belgique, concerne tout le monde. C'est un truc très répandu, très naturel. A Anvers, Gand ou Bruxelles, on peut sortir sans problème toute la nuit, quelle que soit la scène qui nous intéresse, même dans les cafés. Dans d'autres pays, pour s'encanailler, on est obligé d'aller dans des clubs privés ou des discothèques géantes. J'ai l'impression qu'on regarde la vie et la musique comme René Magritte regardait le monde. Les Belges aiment danser, boire et s'éclater depuis très, très longtemps. Ils peuvent égalements se targuer d'être parmi les premiers à avoir privilégié la musique mécanique: les orgues Decap, des sortes de proto jukebox complètement mécaniques qu'on trouve dans tout le pays. Les premières boîtes de nuit belges, ce sont les routiers Decap, comme le Cherry Moon et le Carré, de véritables dancings dans lesquels on dansait sur des tubes joués par des robots. D'une certaine manière, il n'y a que la manière dont on fabrique la musique qui a changé, la mentalité était déjà présente.
En tant que musicien, comment jugez-vous vos propres morceaux de dance music 35 ans plus tard?
J'ai tendance à trouver ces morceaux trop longs. C'était déjà le cas à l'époque, mais le marché exigeait des maxi-singles de minimum 5 minutes. Les danseurs avaient besoin de ça, parce que ce qui les intéressait en premier, c'était d'arriver à une sorte de transe. Nous avons produit ces disques avec un but utilitaire en tête. En même temps, chacun de ces morceaux a quelque chose d'un peu "spécial". J'y tenais. J'y tiens encore. Alors d'abord, je respectais les règles du genre. Ça voulait dire passer des heures à essayer d'accoucher d'un bon riff, d'un bon "hook". Plus c'était minimal, plus c'était difficile. Il fallait à tout prix que ça fonctionne sur le dancefloor. Tu connais la formule: less is more. La plupart de ces morceaux étaient instrumentaux, mais parfois, il fallait rajouer une voix ou un échantillon de voix pour arriver à créer la bonne atmosphère. Mais le plus difficile, c'était de se distinguer malgré ces contraintes: respecter les exigences du dancefloor tout en se démarquant. Une chose est sûre: si on arrivait à trouver un bon gimmick, on pouvait passer des semaines à le polir et le re-polir.
Grâce au documentaire et à la compilation The Sound of Belgium notamment, la New Beat bénéficie actuellement d'une forte vague de réhabilitation. Ça vous fait plaisir de voir votre musique appréciée comme appartenant à un moment historique de la pop, voire de "l'art" ?
Quand on voit le line-up d'un festival comme le Werchter Rock, la moitié des groupes appartient à la scène dance, au dubstep... Ce n'est pas que la new beat qui a été réhabilité, c'est toute la mentalité du public par rapport à la dance music qui a changé. Aujourd'hui, un DJ impressionne souvent plus qu'un groupe live. J'imagine que c'est une réaction tout ce qu'il y a de plus normale, après des années de domination de musique live et du rock dans les médias. Ça se vérifie aussi dans le monde de l'art. Au début, l'art conceptuel, le pop art, Andy Warhol ou Joseph Beuys dérangeaient. Aujourd'hui, ils sont la norme. Je m'intéresse surtout à la jeunesse, à Oscar & The Wolf, Stromae, Amatorski. Ils sont tous fans de new beat d'ailleurs.
Vous n'avez pas arrêté la musique avec la fin de la new beat. Depuis la fin des années 80, vous jouez du flamenco avec le groupe Esta Loco. Quid d'un lien secret entre le flamenco et la new beat?
J'étais déjà passionné par la musique espagnole à l'époque où je faisais de la musique sous le nom de Ro Maron. Le flamenco m'a toujours interpellé par sa crudité et sa pureté: une voix forte, une guitare, des handclaps... La dance music aussi doit s'en tenir au plus simple et au plus direct. Dans Esta Loco, je joue de la guitare de manière très rythmique, j'imagine que le lien est évident. Comment je suis tombé dedans? C'est une vraie gitane espagnole qui m'a mis le pied à l'étrier et qui m'a appris mes premiers tricks. Mais je dois préciser que mon but n'a jamais été d'imiter les maîtres du flamenco espagnol. J'ai toujours essayé de produire ma propre musique, quel que soit le genre. Tout ce qui compte, c'est l'énergie. Et la vie doit continuer. Depuis 3 ans, j'écris enfin de la musique dans ma propre langue, le Flamand. Comme dit Shakespeare, "If music be the food of love, play on!".
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