Vous êtes quelques-uns, parmi nos intimes et nos ennemis, à vous être étonné que personne chez The Drone ne se soit encore exprimé, en bien ou en mal, sur le cas PC Music. C'est la triste vérité: une poignée de notules plus ou moins ébahies sur le cas Sophie mises à part et en dépit des torrents de décryptage déchaînés chez nombre de nos confrères, le silence abasourdi l'a emporté, chez nos gars, sur le commentaire en demi-teinte, la descente en flèche ou la célébration illuminée.
Je lâche mon mea culpa en premier: consommateur de très longue date et fan modérément honteux des disques de l'âge d'or du Shibuya Kei et de plein de trucs techno pop japonais un peu dégénérés (notamment les premières productions de Yasutaka Nakata pour son groupe Capsule), j'ai d'abord entendu dans les geekeries d'A.G. Cook et de ses potes une récupération un peu absconse, certes à rebours du son dominant dans la dance music anglaise, de la légendaire efficacité pop nipponne sommairement saupoudrée de r'n'b 90s, de basses UK Garage, de tricks breakcore et de feulements de nymphettes en survet' Adidas emballée cyniquement par un obscur graphiste fan de #seapunk abonné au tumblr de James Ferraro.
Et puis il y a eu cette collaboration d'A.G. Cook avec Daniel Lopatin de Oneohtrix Point Never, brusquement lâchée en décembre, qui m'a forcément fait me dire, en fan un peu bébête des agissements de l'Américain, que ce dernier ne pouvait pas perdre son temps à aller frayer avec ce gringalet anglais. C'est ça qui m'a fait céder, je dois l'avouer, aux appels répétés des collègues et des amis à creuser un peu sérieusement le compte Soundcloud du collectif et sa myriade de minimixes et hits en téléchargement libre. Enfin il y a eu le lingot "Attachment" de Hannah Diamond, "tube de karaoké" selon ce cher David Blot que je ne remercierai jamais assez de m'avoir motivé à le réécouter, le réécouter et le réécouter encore en entier.
Et ce qui devait arriver arriva: le 24 décembre, aux alentours de 11h, quelque part dans les hauteurs de Tenerife, au fond d'une voiture de location, une énième écoute au casque du-dit morceau enchaîné avec quelques autres (notamment le "Keri Baby" d'A.G. Cook) m'a fait chavirer. Depuis, je n'arrive plus à entendre dans les confessions intimes et volontiers perverses d'Hannah Diamond, GFOTY, Lifesim ou Danny L Harle autre chose que le renouveau le plus intime, le plus poignant et le plus radical de la pop britannique de ces dernières années. C'est à ce point.
Quand j'entends ce que cette bande de branleurs débarqué des tréfonds du Net a fait avec la house US ou l'electro house, j'ai même envie de lâcher le mot "générationnel". On a, à juste titre fait grand cas de l'aspect éminemment fétichiste, supra postmoderne, forcément mélancolique des turbines clinquantes et ballades au deuxième degré élaborées par A.G. Cook et ses pairs pour leurs chanteuses mutantes et lipglossées, comme si leur musique n'était rien d'autre que l'écho sublimé de la vie de la jeunesse occidentale (et britannique en particulier) dans les malls à la lisière des villes, les Sephora et sur les walls des réseaux sociaux.
Et on a raison de le faire: musique surconsciente, vraisemblablement ourdie de main de maître et maniaquement théorisée à l'avance par le petit génie (c'est indéniable) A.G. Cook, la musique qui sort sur PC Music ne laisse rien au hasard, théâtralise à l'avance les critiques et les émotions de l'auditeur, manipule ouvertement. Tous les morceaux avancés par le Soundcloud du label sont au minimum double, le plus souvent feuilletés dans ce qu'ils racontent, dénoncent éventuellement en mettent en scène, et fourmillent de détails qui viennent à peu près systématiquement désavouer l'ensemble.
Mais toutes ces tergiversations, jeux sémantiques cachés dans les choix de son de synthé et oscillations entre les niveaux d'interprétation n'ont qu'un but: nous faire sentir plus fort, plus distinctement et plus directement les sentiments trop gros pour être dignes, réhabiliter en quelque sort les effets du sucre qui provoque des frissons dans le dos. C'est tout le paradoxe des plus beaux moments PC Music: peu importe la forme (turbine gros sabots ou miniature sentimentale), l'ironie finit toujours par s'y désagréger.
C'est là que la bande PC Music gagne son galon de "générationnel", et j'avance le gros mot avec d'autant plus d'assurance que c'est sans doute son ambition: la revendication d'une vraie profondeur de champ pour cette génération qu'on ne cesse d'annoncer sacrifiée, perdue pour l'intelligence, la réalité, l'authenticité, qui se dit qu'elle s'aime par SMS et qui passe des après midi à traîner devant Foot Locker ou à binger du Harry Potter.
Dans les chansons de GFOTY, Hannah Diamond ou Lipgloss Twins, chanteuses bien moins interchangeables qu'elles n'en ont l'air derrière les déformations, les jeux de langage et fuckuperies de VST, on se chauffe par webcams interposées, on apprend à aimer en matant des pornos ou de la télé-réalité ou en lisant de la chicklit de supermarché, on chante du Mariah Carey sous la douche parce qu'on ne connaît pas grand chose d'autre mais tout ce qu'on ressent, amour fou, envie, haine, obsession, jalousie, est plus intense que chez les modèles mainstream à l'eau de rose qui abreuvent les âmes du peuple depuis que la Pop s'est imposée en alpha et oméga de nos existences.
Shots d'hypercontemporaneité douloureux tellement ils ressemblent à nos vies, les grands moments PC Music miment en quelque sorte le summum des petites existences plastifiées par la société de consommation au bord de l'implosion pour mieux sublimer les vrais sentiments, échanges de fluides et contacts de chair qui y circulent en secret.
Plus trivialement, toutes les grandes contradictions qui font la grande pop music depuis Pet Sounds s'y étalent en long et en large: jouissance / douleur, euphorie / dépression, superficialité / profondeur, fiction / réalité, vulgarité / subtilité. Ce qui déboule dans les fêtes et sur les enceintes des ordis, c'est plus qu'un vent frais, c'est un torrent de premier degré très pur, émotionnel, formel aussi puisque chaque beat, chaque break, chaque rupture, chaque sinusoïde veut et vient s'exprimer avec une netteté d'intention absolue, envisageant avec un orgueil formidable d'accéder à la transparence - et on sait a quel point la transparence est un problème complexe quand on parle de pop music, cet emmêlement terminal de pragmatisme marchand et d'émotions au premier, au deuxième et au troisième degré.
Finies donc les exigences encyclopédiques du purisme dance, bienvenue à la littéralité la plus exacte, à l'obscénité de la franchise, de la dissonance pour dire la haine, l'obsession, et des cordes sirupeuses pour dire le drame de la jalousie. Et peu importe si on risque le ridicule ou le rejet d'une minorité effarée par une telle littéralité entre les moyens mis en branle et la production des effets.
Plusieurs exemples très parlants s'offrent en pâture dans le Cake Mix de GFOTY ci-dessous (qui est, rappelons-le, le pretexte de cet article), par exemple autour de 8 mn, quand la voix de GFOTY se fait véhémente, presque psychopathe quand elle menace une nouvelle girlfriend concurrente de la noyer dans ses nichons. A ce niveau-là de transparence accomplie, on y lit presque de l'obscénité psychanalytique, un lâcher de pulsion certes théâtral (voir également la marche nuptiale qui vire au cauchemar à la fin, comme dans un mauvais film d'horreur ou un manga) mais totalement poignant.
On se plaint beaucoup que la pop en 2015, avec ses emprunts fous, ses hybridations et ses coups de pubs, ne ressemble plus à rien et n'arrive plus à s'insérer dans l'histoire, ou alors comme une pure expression de sa dégénérescence. Eh bien que les cyniques, les nostalgiques et les orphelins de ces divers âges d'or de la pop qu'ils n'ont pas connus cessent de chouiner: il se passe quelque chose de très pur, de très fort et de très important pour la pop en Angleterre, exactement maintenant, malgré Internet, malgré la crise, malgré la collaboration de McCartney avec Kanye West, malgré The Voice et la réalité virtuelle. Un conseil d'ami, de critique, d'âme en peine: grouillez-vous de tout télécharger avant que le truc se mette à dégénérer.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de nos cookies afin de vous offrir une meilleure utilisation de ce site Internet.