Parmi les rares choses qui mettent tout le monde d'accord en 2015, il y a bien sûr: tout était mieux avant; "regardez moi ce connard avec sa barbe et son bonnet" et "je n'ai vécu aucune guerre mais je sais de source sûre que monde n'a jamais été aussi laid et absurde". Démultiplié par Topito et les réseaux sociaux, ce nihilisme pavlovien et presque paisible est tellement répandu qu'on en oublierait presque que le nihilisme était autrefois une discipline rare et exigeante, l'apanage d'une frange très spécifique d'artistes, d'écrivains et de musiciens. Pour les lettres bien sûr, il y avait Céline, Dostoïevski, Bataille et Cioran ; pour la musique, l'indus des débuts, le black metal au premier degré du premier degré des origines, la partie la moins fine du harsh noise. Et pendant que des vieux monsieurs très dignes et des jeunes antisociaux grimés en cuir chantaient la fin de la civilisation et à l'annihilation de la société, la société, de son côté, continuait à croire à la croissance et à regarder vers l'avenir les yeux brillants d'espoir et d'humanisme.
Est-ce que quelque chose a vraiment changé alors? Est-ce que les sociétés occidentales ont viré pour de vrai dans le pessimisme intégral et la joyeuse acrimonie? Pour tout dire on en doute mais on ne peut s'empêcher de lire un signe encourageant dans le succès grandissant de ces poussées de noirceur, de haine de soi et de haine de sa France piquées plus ou moins directement chez les génies Ich Bin et Jean-Louis Costes que notre ancien collaborateur Guillaume Guillaume a eu la bonne idée d'identifer sous l'étiquette "chanson française dégénérée".
Autrefois reservés à ce public très averti dont les hobbies vont du noise à la chanson lettrée, les projets certifiés "bleu blanc merde" se sont mis à pulluler ces deux, trois dernières années au point qu'on soupçonnerait presque une mode; ils gagnent en tout cas du terrain sur la chanson française tout court et les "garageux" passés des guitares Harmony refaites à neuf aux synthés couverts de gaffeur.
Derrière les vétérans Plastobeton et TG / Colombey, Charnier, Casio Judiciaire ou Noir Boy George (projet dark et chansonnier de Scott Scorpion de Scorpion Violente et Le Chômage) manipulent peu ou prou tous la même matière purulente et très vivante de post-punk malade, power electronics cheap, romantisme d'aire d'autoroute et poésie de magasin de bricolage. Membre de Sida et secret parmi les mieux gardés de l'indispensable Grande Triple Alliance Internationale de l'Est, le Lyonnais Ventre de biche est, au premier regard, pile dans le sujet. Sur des instrumentaux synthétiques qu'il qualifie lui-même de "synthé pute", Luca Retraite chante en boucle la misère domestique, la France anxieuse et raciste, le misérabilisme au deuxième ou troisième degré qu'il faut toujours finir par prendre au sérieux ("mon verre est à moitié vide alors ressers moi").
Ce qui le distingue tout de même assez nettement de ses pairs, c'est sa voix claire, étonnament franche et sans surjeu, ses mélodies brillantes à la limite du joli, et l'étrange humanisme qui se dégage toujours in extremis de ses chansons malgré les tirades désespérées et les gesticulations. Son premier album à bénéficier d'un son clair et d'un pressage vinyle en tout cas est le contraire d'un bidule jemenfoutiste lâché dans la nature sans se soucier de la postérité. A mi-chemin du premier album et de l'anthologie, ce Viens mourir qui sort sur Teenage Menopause à l'occasion du Disquaire Day (eh ouais) s'accompagne même d'un livre de 20 pages imprimées sur papier glacé couvertes de ses grands dessins fantasques et très stylisés (d'où sont tirées les pages ci-dessus), qu'on pourrait situer rapidement entre Druillet, Blanquet et Yuichi Yokoyama.
Plus proche de la monographie classieuse que du CD-R de punk mal attifé, Viens mourir est donc un objet compliqué, aussi jouissif à s'envoyer très fort que difficile à déchiffrer et analyser. C'est une bonne nouvelle pour tout le monde, les optimistes béats, les nihilistes et tous ceux qui zonent au milieu. Maintenant démerdez-vous avec ses images abstraites, ses mots de haine et ses mots d'amour, parce qu'on en a déjà bien trop dit et qu'on n'aimerait surtout pas vous en dégoûter de l'écouter.
Crédit photo thumb: Pierre Faedi
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