Quand on visite une ville étrangère pour la première fois et qu'on repense à son séjour avec quelques années de recul, on ne retient pas ce que le Guide du Routard aimerait qu'on retienne ; enfin pas moi. Il y a une petite dizaine d'années, j'ai passé une partie de l'hiver à Toronto. J'y ai vu la CN Tower qui fait un peu plus de 550 mètres de haut, j'ai assisté à un match des Raptors (et entendu des centaines de fans crier "Free Pizza" à l'unisson), et j'ai patiné en plein air, comme tout bon touriste. Mais quand je pense à Toronto aujourd'hui, c'est la chaleur insupportable qui régnait dans l'appartement de Greenwood Ave. qui me revient (les Jamaïcains du dessous, avoinés à la weed 24h/24h, chauffaient leur turne bien plus que de raison), c'est l'ambiance surréaliste du boui-boui du coin de la rue dans lequel je me ravitaillais en poulet Tandoori ardent qui est restée, c'est le premier EP des Cool Kids , ces gamins un peu cocky de Chicago, que j'écoutais en boucle et qui me semblait la bande-son idéale de mes déambulations dans Yonge Street givrée (je n'avais littéralement pas de rap canadien sous la main et il fait froid, aussi, dans l'Illinois).
Il en va des souvenirs de vacances comme du rap régional - les choses ne se jouent pas forcément là où on le pense ; et à l'heure du rap internationalisé où les mixtapes s'échangent davantage sur des plateformes de téléchargement que sur des parkings, les spécificités locales sont un petit peu plus difficiles à dénicher.
Quand je ramenais mon Tandoori et ma root beer dans l'appartement étouffant de Greenwood Ave., le grand rappeur de Toronto s'appelait encore Kardinal Offishal (fin 2008, il signerait le premier gros succès de l'histoire du rap canadien) et on était loin de se douter qu'on comparerait tous les rappeurs canadiens jusqu'à la fin des temps à un jeune acteur de sitcom qui n'avait pas encore sorti son premier album. Dans les faits, Jazz Cartier - le nouveau golden boy du rap de Toronto et "premier rappeur post-Drake" à sortir de la ville, selon Pitchfork - n'est redevable en rien au patron d'OVO. Il ne doit pas l'excellent accueil réservé à sa première mixtape Marauding in Paradise à un post Instagram de Drizzy (contrairement à pas mal d'autres jeunes pousses locales), il n'a pas construit son identité de rappeur en reprenant à son compte les gimmicks de Drake et le drum kit de Noah "40" Shebib. Mais s'ils n'émanent pas directement de Drake, d'où viennent cette "identité" et ce "son" propres à Toronto dont Cartier lui-même parle en interview ? D'où viennent le pont de "Never Too Faded", le flow parlé de "Tales", les séquences ambient et les samples de New Jack ? De la ville elle-même, oserais-je avancer. De l'air qu'on y respire, de ce qu'on y voit quand on prend le street car pour aller voir un match au Air Canada Centre, de la façon dont on y a écouté et digéré les raps d'Atlanta et de New-York, la New Soul et le R&B des darons (Jazz Cartier cite Maxwell et reprend Montell Jordan), le reggae des voisins jamaïcains et la radio du fast-food indien.
Je ne suis pas persuadé d'avoir réussi ma démonstration avec mes histoires de poulet indien et de Jamaïcains surchauffés, mais Hotel Paranoia est une des mixtapes les plus solides que j'ai entendu ces derniers mois et je ne m'attends pas à ce que vous me croyez sur parole.
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