Jefre Cantu-Ledesma est un astre à part dans la galaxie noise US. Actif depuis le début des noughties, échappé du rock instrumental (remember Tarentel?), directeur artistique d'un des plus beaux et plus actifs labels noise etc. avec Root Strata (Oneohtrix Point Never, Yellow Swans, Grouper...), il produit en solo une musique à la fois radicale et lénifiante, sévère et lumineuse, indécrottablement contemplative et romantique. Sur son nouveau A Year of 13 Moons, il fait pourtant un bond de géant vers le spectaculaire : avatar exemplaire d'album "noise hyper mélodique, hyper engageant et hyper bruyant de concert" (on s'autocite parce qu'on voit mal comment le dire autrement), ce gros morceau de noise proustien et farouchement nostalgique refuse pourtant tous les attributs théoriques qu'on colle habituellement sur ce genre d'objet - post-digital, post-internet, hantologique, post-moderne. Bêtement, simplement, Cantu-Ledesma ne revendique rien d'autre que l'autofiction, les souvenirs intimes et l'amour profond du bruit comme il se propage et s'évapore dans notre monde saturé de tout. Interview frustrante, mais interview éclairante.
La musique sur ce disque est très difficile à décrire : elle sonne à la fois très lyrique et frontale en termes d'émotions, et "corrompue", parce qu'elle manipule des matériaux pop d'une manière ambiguë, qui pourrait semble critique, voire ironique.
En fait, je ne m'intéresse qu'à mes propres sentiments. Plutôt que de créer de la musique pour transmettre faire ressentir des sentiments précis aux autres, je préfère me concentrer sur l'acte créatif lui même. Evidemment, l'auditeur peut y projeter ce que bon lui semble. Le processus m'intéresse plus qu'un quelconque stratagème pour solliciter une idée ou un sentiment particulier chez lui.
Malgré des différences formelles évidentes, In A Year of 13 Moons semble converser avec le postmodernisme complexe de musiciens comme Daniel Lopatin ou James Ferraro, deux chouchous des critiques et posterboys assez pratiques pour notre époque éminemment proustienne et nostalgique. Ou alors, il converse avec ton propre passé, plutôt qu'avec le passé en général ?
Disons que j'explore mon propre rapport au passé et au présent, et le processus créatif idéal pour y parvenir. Je ne fais pas partie de ces musiciens qui envisagent leur création comme un commentaire sur notre culture et notre époque. C'est de la musique narrative, à la première personne, dans laquelle on trouve autant des choses qui ont à voir avec notre culture commune qu'avec mon expérience personnelle. Mais de l'extérieur, je conçois tout à fait que ça puisse ressembler à un commentaire ou une fascination particulière pour un phénomène culturel particulier, comme la nostalgie pour les années 80. Je dois juste signaler que je n'ai pas de background conceptuel.
Dès que j'entends un mélange de noise brutal et de mélodies romantiques, j'ai ce morceau de Pita qui me vient en tête, extrait de "Get Out", qui transformait une B.O. d'Ennio Morricone en tempête de bruit. Est-ce que tu le connais ?
C'est un morceau qui m'a peut-être influencé de manière subliminale. J'ai toujours adoré ce disque... Et je me souviens avoir été très impressionné la première fois que je l'ai entendu.
Est-ce qu'il t'arrive de te demander pourquoi notre époque aime tant le bruit et la saleté dans la musique ?
Je n'y pense pas tous les jours, non. Mais les villes sont très sales. Ça me rappelle également une phrase de Miles Davis: "La musique est en évolution constante. Elle change selon les époques, et selon les technologies disponibles; elle change à cause des matériaux dont sont faites les choses, comme les voitures en plastique qui ont remplacé les voitures en métal. Aujourd'hui, les accidents de voiture ne font plus le même bruit qu'ils faisaient autrefois, dans les années 40 et les années 50, le bruit de la tôle qui se froisse. Les musiciens tirent profit de ça, ils intègrent ces sons et les incorporent à leur manière de jouer de leur instrument, si bien que leur musique finit par être différente".
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