"C'est quoi, Royal Trux ?" Avant de se poser la question, c'est déjà le titre d'un documentaire de 1990 sur le duo américain de boogie noise rock le plus éclatant et éclaté de l'époque, l'équivalent musical 90's du Loup de Wall Street de Scorsese, un groupe dont le postulat de départ n'aura joué durant ses années d'existence (de 1988 à 2001) que sur la surenchère et l'épuisement - des formes, des drogues, des expérimentations, des coups de guidons dans le vide, des passages en major, des retours aussi vite à la case indie, des albums concepts foireux, inécoutables, produits n'importe comment, le plus souvent composés sous influence, mais dont on a justement tout le mal du monde à en remonter les ramifications, tant ces dernières explosent en tous sens.

Royal Trux - Teeth

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"C'est quoi, Royal Trux ?" C'est également la question que l'on se pose à propos du groupe lorsqu'on le voit sur scène à Villette Sonique 2017, à la faveur d'une reformation entamée il y a peu, que l'on imagine pécuniaire et pas forcément mue par une quelconque volonté artistique – mais après tout, le rock n'est-il pas à l'origine qu'affaire de gros sous et d'entertainment ? Quoiqu'il en soit, en cette soirée de mai dans la Grande Halle de la Villette et dans laquelle plusieurs générations se côtoient, la vision des héros d'autrefois Jennifer Herrema et Neil Hagerty, défoncés jusqu'à l'os ou tout simplement totalement désinvestis, nous fait dire que la frontière entre fumisterie géniale et escroquerie pure et simple peut s'avérer parfois des plus ténues. Jusqu'au point où les plus jeunes, en tout cas ceux qui n'ont pas vécu en direct les flambées discographiques du duo de Washington dans les années 90, se demandent bien ce qui a bien pu faire fomenter le sel et la légende autour d'une telle paire de branques.

Royal Trux - The Banana Question

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Cousin malade du grunge

Côte Est, milieu des années 1990. L’Amérique vient de perdre l’une de ses idoles (pour ceux qui ne suivraient pas, on parle bien de Kurt Cobain) et oscille entre sidération et abattement. L'attrait de l'esthétique post-grunge dans la culture populaire et le climat propice qui en résulte profitent à une poignée d’artistes qui parviennent à imposer une esthétique plus hardie aux majors. Un couple narcotique et inspiré, les Royal Trux, se distingue grâce un lucratif arrangement avec Virgin Records. Jennifer Herrema et Neil Hagerty signent un contrat pour trois albums, avant de finalement dilapider cette manne financière inattendue.

Contactée par téléphone, Jennifer Herrema se remémore le contexte de l’époque : "Chaque décennie a ses adjectifs et ses genres assignés. À l'époque c'était le grunge. Mais nous n'étions pas un groupe grunge, nous n'étions attachés à aucun genre. Kurt Cobain était un grand fan de Royal Trux par contre, ça a dû nous aider dans un sens."

Royal Trux - (Edge of the) Ape Oven

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En effet, sur la côte est, la ferveur autour des Trux ne cesse d’enfler à mesure que le groupe multiplie les enregistrements et les prestations live chaotiques. Dans une vidéo de 2009, Ian Svenonius (des fameux Make-Up dont on vous vantait les louanges ici même la semaine dernière) trace lui-même les contours du mythe en les désignant comme "The Velvet Underground of our era". Royal Trux a en commun avec son illustre ancêtre la particularité d'avoir une aura plus importante que celle de sa popularité réelle lors de son existence. Son influence aura ainsi grandi lors de son implosion en 2001. Aujourd'hui, on trouve des traces de Royal Trux dans les derniers disques de Ty Segall (en particulier dans Emotional Mugger), dans les embardées post tout de PC Worship, et plus généralement dans tout groupe de rock qui ne cherche plus à s'embarrasser de distinction de genre, de chapelle, et qui cherche avant tout à mettre les mains dans le cambouis, à plonger tête baissée dans la crasse et la fange pour voir ce qu'il peut y trouver.

Au milieu des années 90, Royal Trux représentait ainsi le cousin malade du grunge (déjà lui aussi bien attaqué) : soit un drôle d'animal non-marketable et qu'on aurait bien du mal à circonscrire, surtout pas mesurable à une poignée de chemises de bucherons déchirés, de gros riffs lourds et encore moins à une imagerie nihiliste-morbide – le groupe avait bien trop l'air de s'amuser et de se jouer de ses propres codes pour cela. Les morceaux et les albums de Royal Trux sont alors à l'image du couple qui les construit : éclatés, raides défoncés, titubants, furieux, joyeux et bravaches, parfois férocement expérimentaux, souvent à la limite de l'écoutable, toujours débordants.

Royal Trux "Liar" (Official Music Video)

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Mais la comparaison de Svenonius avec le Velvet prend encore plus de sens si l'on écoute ce que la musique des deux groupes disait chacune de leur époque. En 1967, le groupe de Lou Reed et John Cale déboulait dans un paysage rock idyllique à coups de chansons sur le sado-masochisme, la transsexualité et l’héroïne. Et alors que les pontes de la cote Ouest s'énamouraient de drogues, de psychédélisme, d'idéaux hippies et de sublimation des paradis artificiels, la bande post beatnik new-yorkaise leur en renvoyait un miroir déformant en plongeant tout ça dans le caniveau, la fange et le stupre. 

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Le cas Royal Trux est à ce titre intéressant car il représente la version malade de la version malade de l'époque : le grunge était alors vu comme l'antithèse du second summer of love qui régnait alors, notamment de l'autre côté de l'Atlantique à travers l'acid house insouciante et le gobage d'ecstasy en vogue. En étant donc encore plus grunge (et donc sale, vicié, mal-aimable, et volontairement grotesque) que le grunge lui-même, autant dire que Royal Trux représentait le ver dans le fruit d'une époque obsédée, d'un côté, par l'authenticité et, de l'autre, par la recherche d'un hédonisme joyeux et décomplexé. C'est comme si, dans un sens, Royal Trux reprenait donc les choses là où le Velvet Underground les avait laissées, pour les bouillir encore plus dans le graillon, en retirer une sorte de suc post compost, une huile friteuse qu'on aurait cuite et recuite bien trop de fois et qui ne laisserait plus qu'un goût amer en bouche.

Royal Trux - Let's Get Lost

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Junkies romanesques

Pour mesurer un peu la genèse d'une combustion aussi improbable que réjouissante, il faut revenir sur les débuts du groupe. Nous sommes en 1987, à Washington DC, alors berceau du hardcore école Dischord. Neil Hagerty officie au sein du groupe garage punk "shit-fi" Pussy Galore, aux côtés de Jon Spencer. Après sa rencontre avec Jennifer Herrema, le couple à la désinvolture incandescente forme Royal Trux, duo considéré depuis (et non alors, c'est important) comme l’un des plus remarquables de l’histoire du rock indépendant américain. Jennifer Herrema explique : “On est le premier groupe lo-fi, le terme a même été inventé à partir de Royal Trux. Les gens nous associaient à cette esthétique, mais en réalité ce n’était ni voulu, ni conceptualisé. C’était juste le produit des circonstances de l’époque”. Il émane d’eux le charme narcotique des junkies romanesques. Jennifer Herrema parle de “way of living” pour décrire son groupe : accidenté et fiévreux, leur mode de vie influence leur notoriété d’alors (étant acquis que celle-ci repose pour partie sur la fascination morbide d’alors pour la consommation d’héroïne).

Lui, le taiseux tourmenté, et elle, charismatique et désinvolte, partagent une énergie créative qui leur permet de produire dix albums studio et deux maxis entre 1988 et 2000, souvent enregistrés en une poignée d’heures. C’est le label Drag City qui sort leurs premiers albums, dont le très expérimental double Twins Infinitives (1990) qui permet aux Trux d’apposer leur sceau stylistique sur le rock indépendant d'alors : voix concassée, âpre pour Jennifer Herrema, accords de guitare erratiques et grognements lancinants pour Neil Hagerty – soit la recherche du beau dans la confusion. La deuxième moitié des années 90 est marquée par la brève incursion de Royal Trux au sein de la major Virgin. Entre imposture et génie enfumeur, le groupe parvient à se dégager de ce contrat qui les asphyxie en choisissant l’auto-sabordage. 

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Royal Trux enregistre l’album Sweet Sixteen, et sa fameuse pochette ornée d'excréments, ce qui lui vaut manu militari une expulsion du label peu friand d'imagerie scatologique. L’album Accelerator (1998) qui suivra sur le label Domino Records a souvent été considéré comme l’un des plus savoureux, notamment parce que le groupe déploie une sauvagerie bruitiste qui reflète à la perfection leur charme débraillé et insolent. Cette posture de junkies inspirés - notamment pour l’album Veterans of disorder (1999) - marquera la suite de l’évolution du groupe, qui se réfèrera notamment au concept de ‘harmolodics’ du pionnier free jazz Ornette Coleman pour évoquer son processus créatif de composition/improvisation – l'enfumage théorique du groupe en est alors à son firmament. Puis, à force de turpitudes sentimentales et d’excès répétés, le groupe se sépare en 2001.

Quatorze ans plus tard, alors que l’une a migré à Los Angeles et entretient son propre mythe avec diverses formations dont RTX - par la suite renommé Black Bananas - tout en explorant avec plus ou moins de justesse d’autres champs créatifs (elle dessine une ligne de jeans, des bijoux…), le second poursuit sa carrière de guitariste virtuose-cassé avec The Howling Hex. Interrogée sur les raisons de cette reformation, Jennifer Herrema évoque un concours de circonstances : “Ce n’était pas quelque chose de calculé. Disons que ça a résulté d’une série d’évènements, dont notamment la présence de Neil à Los Angeles en 2015, alors qu’il était en tournée avec les Howling Hex. Tous les deux, nous sommes restés extrêmement éloignés pendant toutes ces années, nous n’avons repris contact qu’en 2012 au moment où il a demandé mon accord pour faire cette performance fondée sur Twin Infinitives. Finalement c’était le bon moment pour que l’on retente le coup”. La réformation entérinée en 2015 se concrétise deux ans plus tard avec l’album live Platinum Tips and Ice Cream (2017) qui regroupe 12 enregistrements live de titres sélectionnés par le groupe.

Royal Trux Live "Sometimes"

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Puits à merde jubilatoire

À l'instar de The Make-Up qui se produisait aussi à Villette Sonique cette année, Royal Trux aura représenté le nec plus ultra du rock des années 90, débraillé, incandescent et dévergondé (au sens premier du terme, qui sort littéralement de ses gonds). Mais si les premiers avaient pour eux l'avantage de la distance et du discours sur le discours, Royal Trux était alors en plein dans son époque, et ne pouvait qu'en sortir après toutes ces années de manière anachronique, pas trop à sa place. Mais pas totalement à côté de la plaque non plus : car dans l'époque de citation de la citation dans laquelle on baigne désormais, Royal Trux, et sa musique qui ne s'inspire que des formes de rock passées pour les tordre et leur faire mordre la poussière, en apparaît comme l'un des fers de lance précurseurs et involontaires. Et nous fait un peu penser indirectement à deux génies de la contorsion entrevus ces dernières années, chacun dans un genre bien différent.

Royal Trux - Juicy, Juicy, Juice

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D'un côté, Ariel Pink, lutin vintage qui puise dans la manne éternelle de la pop pour en former un univers instable et coloré. De l'autre, Oneohtrix Point Never alias Daniel Lopatin, dynamiteur digital qui fouille les recoins de notre mémoire vive pour en tirer un suc post-moderne halluciné. Les deux nous plongent en plein dans le merdier contemporain fait de clins d'œil et de coups de coude au voisin, mais en le faisant mieux que les autres, en tordant les tics mimétiques de l'époque pour les adapter à leur propre réalité dérangée. Le boogie bouillonnant, simili Stones et répétitif jusqu'à la transe d'un morceau comme "Juicy Juicy Juice" de Royal Trux n'est-il pas autre chose que ça, un miroir lui aussi déformant et rigolard de l'époque qui ne s'exprime que par la redite et la citation, mais qui trouve tout de même la pirouette qu'il faut (ici l'épuisement, le délire, la surenchère jusqu'au dégoût) pour enfin (re)trouver de la griserie et de l'exaltation ?

Voir Jennifer Herrema et Neil Hagerty se débattre ainsi comme des bras cassés sur scène en 2017, c'est aussi se rappeler qu'il fut une époque où une proposition aussi tarée pouvait avoir avoir sa place sur une major. Royal Trux demeure donc aujourd'hui bel et bien un énorme foutoir dans lequel chacun est libre de puiser, une sorte de puits à merde interactif dans lequel on plonge à loisir et dont on se délecte des plaisirs régressifs qu'il regorge.


Le nouvel album live de Royal Trux, Platinum Tips + Ice Cream, sort le 16 juin sur Drag City. Vous pouvez l'écouter en entier par ici.  

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