Mercredi 31 mai 2017, Cabaret Sauvage. On est environ à la moitié du concert de The Make-Up lorsque Ian Svenonius s'empare d'une bouteille d'eau et semble découvrir le principe du bouchon de Cristaline (vous savez, celui qui reste vissé à la bouteille lorsqu'on essaie de l'enlever). À ce moment-là, avec sa tignasse broussailleuse en forme de perruque, sa dentition un peu pourrie, un peu canine, ses mimiques d'ahuri et ses gesticulations démembrées, on se dit qu'on n'a rarement vu frontman aussi bizarroïde, fendard et franchement simiesque sur scène.

Svenonius, parole de singe érudit

Singe érudit plus que singe savant d'ailleurs, tant Svenonius semble avoir traversé les époques tel un professeur des écoles rock un peu plus malin que les autres. De The Make-Up à Nation of Ulysses en passant par Chain and The Gang, Weird War avec Neil Hagerty de Royal Trux ou sa reconversion en prêcheur veganesque avec le projet Escape-sim, Svenonius a toujours insufflé beaucoup plus de discours que n'en demandait une musique aux atours plus primaux qu'intellectualisants. Il ne s'en est d'ailleurs jamais caché, déclarant par exemple au Guardian en 2014 qu'un groupe de rock était selon lui peut-être plus affaire d'esthétique, d'idéologie et de style, que de musique en elle-même. Lorsqu'on l'interviewait en 2012, il nous disait aussi que la recherche d'authenticité dans le rock avait pour ainsi dire phagocyté le fun et la part de comédie, qui selon lui, forment la base de toute bonne musique populaire.

Ian Svenonius interview | 2012 | The Drone

07:34

Soyons clairs : The Make-Up, ça n'a toujours été que du pastiche. Ce n'est un secret pour personne, et ce n'est d'ailleurs pas un problème, pour nous comme pour Svenonius, qui semble s'amuser comme un petit fou à manipuler concepts et théories marxistes en jouant du bon vieux rock'n'roll en 2017 avec autant d'ardeur que le MC5 en 1968. Sur la scène du Cabaret Sauvage, Svenonius a d'ailleurs l'air d'être de loin le type qui s'éclate le plus, ce qui peut être vite agaçant mais qui est plutôt une bonne chose de nos jours : après avoir marché sur la foule, après avoir harangué son public façon prêcheur revenu de la guerre de Corée ("mes dents sont des griffes qui veulent bouffer le parquet", on cite très vaguement de mémoire), on essaie même de se rappeler à quand remonte la dernière fois où l'on assisté à un concert du genre où il était aussi franchement permis de se marrer. Et on ne parle pas de Mac DeMarco qui se fout des baguettes dans le cul, ou de Jonathan Richman qui nous raconte des histoires douces-amères entre deux chansons. On parle de franche marrade bien grasse, de celles qui donnent envie de danser comme un crétin, tant le plaisir et la souplesse d'exécution de morceaux comme "Born On The Floor" ou "Save Yourself" se font communicatifs.

TY Segall, Villette Sonique 2016 - (c) Alain Bib
TY Segall, Villette Sonique 2016 (c) Alain Bib

Ty Segall, barbotant dans son discours

On se rappelle alors qu'il y a un an jour pour jour se déroulait dans la même salle (et également dans le cadre de Villette Sonique) le concert de Ty Segall. Seulement, les impressions laissées en bouche par le jeune gars de San Francisco n'avaient pas exactement le même goût que celles de son aîné. On se souvient surtout d'un concert ampoulé et empesé, malgré la volonté manifeste de Segall de sortir du sentier garage et de vouloir formuler lui aussi du discours dans sa musique. C'était à l'époque de l'album Emotional Mugger, et on savait gré à ce moment-là à Ty Segall d'avoir essayé de dévier de sa trajectoire pépère d'ambassadeur du rock à guitare le temps d'un album - même si depuis, il est bien revenu dans le droit chemin du rock en pantoufles

The Make-Up - Hey! Orpheus

02:26

Il y avait alors bien des parallèles entre le Segall d'alors et Svenonius dans leur approche du rock en 2017 : un ton résolument post-moderne, une maitrise du décor façon fanfare (les costumes de groupe cintrés rose pailleté pour The Make-Up, un masque de bébé et un backing band de type The Kooples du pauvre pour Segall), une même obsession en ce qui concerne la dématérialisation du monde, des moyens de communication et des rapports humains (pour le dire en un mot : Internet).

Au regard de ces deux performances, ce qui transparait alors, c'est qu'on va voir aujourd'hui un concert de rock comme on va voir un film de genre (ou qu'on écoutait probablement un disque de rockabilly dans les années 70) : en s'attardant surtout sur les codes et en se souciant plus des signaux qu'on aime reconnaître (un bon riff, une bonne coupe) que de rechercher du frisson nouveau. Et à cette époque où on est forcé d'admettre qu'il y a plus d'idées neuves dans les derniers singles de Katy Perry ou de n'importe quel sous-fifre du rap d'Atlanta que dans les quatre derniers albums de John Dwyer, le concert de rock de base n'est encore plus qu'un truc d'initiés, qu'on se passera sous le manteau et dont on n'attendra bientôt plus grand-chose si ce n'est un truc pas très glamour de fétichiste un peu monomaniaque.

The Make-Up, Villette Sonique 2017 - (c) Phillipe Lévy
The Make-Up, Villette Sonique 2017 (c) Phillipe Lévy

Musique de genre

La raison pour laquelle la musique de The Make-Up est aussi fraiche aujourd'hui, et à plus forte raison leurs concerts aussi réjouissants, c'est sans doute parce qu'elle était déjà totalement dépassée lorsqu'elle a été créée. Au début des années 90, après avoir pris en route la locomotive hardcore et au sortir de Nation of Ulysses, Svenonius avait compris qu'il ne serait jamais le porte-étendard d'un quelconque mouvement nouveau et encore moins un pionnier de quoi que ce soit (encore une fois, lui-même en est parfaitement conscient). Le discours, détricotage des mythes rock'n'roll comme planche de salut et comme passage de témoin feraient alors largement l'affaire. Et si tout ça a si bien survécu, c'est parce qu'au fond rien n'a changé depuis : un groupe comme The Make-Up était déjà aberrant en 1995, il n'y a pas de raison pour que leur formule gospel marxiste pastichée et donc figée de base ne le soit pas tout autant aujourd'hui.

The Make-Up - Here Comes The Judge

03:06

Segall, en gesticulant et en tentant coûte que coûte d'essayer de se convaincre que la chose rock'n'roll a encore un sens aujourd'hui, ferait presque peine à voir. Svenonius, d'un autre côté, en vieux singe à qui on n'apprendra rien, sait très bien que le rock ne porte absolument plus aucun enjeu aujourd'hui. Sa musique, avec ses références à l'URSS et au Reader's Digest et son humour conspirationniste très guerre froide, parait paradoxalement moins boursoufflée, car débarrassée d'intentions trop grandes pour elle.

The Make-Up, Villette Sonique 2017 - (c) Philippe Lévy
The Make-Up, Villette Sonique 2017 (c) Philippe Lévy

Un autre concert vient en tête alors qu'on vaque à nos occupations. En septembre dernier, Thee Oh Sees jouait à la Cigale, avec sa formule à deux batteries et des morceaux désormais sous hormones de croissance. À la fin du concert, un ampli défectueux a ramené la performance d'ordinaire si maitrisée du groupe de John Dwyer vers des terrains moins balisés. S'empoignant du micro, Dwyer l'a alors dirigé vers l'ampli, créant un effet de larsen tranchant avec le reste et emmenant la performance vers une issue incertaine. Mais alors que l'on se disait que le groupe arrivait enfin à reproposer du danger dans sa musique, jouant sur la répétition jusqu'à la transe et malmenant son batteur façon Whiplash, John Dwyer regardait la foule avec l'air de celui qui ne savait pas trop où se mettre, comme si il n'avait plus qu'à faire chauffer ses moteurs rutilants et que la machine tournerait d'elle-même.

Oh Sees - The Static God

04:21

Et alors qu'on vient encore d'annoncer un énième album de la bande à John Dwyer, et que des groupes comme les Black Lips sortent des albums fatigués de fin de cycle façon Exile on Main Street lo-fi, on se demande si la musique de nos héros garage parviendra à nouveau à provoquer chez nous autre chose qu'un acquiescement poli. Et si le salut, à l'instar de The Make-Up, ne se trouverait pas pour eux dans le fait d'assumer enfin d'être dans un anachronisme total, et de proposer quelque chose d'enfin vraiment monstrueux. 


The Make-Up jouera demain au festival This Is Not A Love Song à Nimes, et on vous conseille fortement d'y aller jeter une oreille si vous êtes dans les parages.


Crédit photo : Philippe Lévy