Au début des années soixante, Charlemagne Palestine carillonne chaque semaine en haut du clocher de l’église Saint Thomas, à New-York. Pas très loin, Moondog, autre juif errant, musicien aveugle et viking réincarné dans les rues de la Grosse pomme, tient le pavé avec son casque et sa lance. C’est dans ce décor devenu mythique que l’artiste a entamé sa "carrière" pluridisciplinaire ; s’il est surtout connu des amateurs de musiques hypnotiques pour ses performances extatiques, Charlemagne Palestine est aussi un plasticien reconnu, et parcourt le monde d’institutions en musées, semant en cours de route des installations paroxystiques et colorées comme autant de petits cailloux tombés de sa vie paroxystique et colorée.

On a parlé assez récemment du musicien, homme du continuum et de la transe qui carillonne toujours avec allant cinquante ans après ses débuts. Le plasticien, lui, joue tout autant sur l’accumulation obsessionnelle et les phénomènes de résonance. Ça frappe fort, ça vibre, ça pourrait bien ne jamais finir... Après New York et Vienne, c’est à Paris, au Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme que l’artiste a posé ses malles de peluches et déballé leur contenu.

 - (c) Paul Allain
(c) Paul Allain

L’artiste, lorsqu’on le rencontre, est affable, disert et affamé. Une omelette salade plus tard, on a fait le plein de surprises, d’éclats de rires, de fausses pistes (parfois) et de mots d’esprits qui ne s’abstiennent pas de surgir. On aura parlé de transe, de mouvement, de chanteurs d'opéra, et vu des objets s’animer et bondir à leur guise, comme dans Fantasia. Qu’on ne s’étonne pas, Charlemagne Palestine est un animiste fervent. Après tout, émergeant quelques fois du chaos du monde, certaines formes d’art ont un pouvoir magique.

Charlemagne Palestine, l’exposition, offre un espace saturé, c’est peu de le dire ; dans un brassage permanent de boules à facettes, chants hébreux, vidéos de montagnes russes et chiffons colorés, des dizaines d'ours en peluches veillent, stoïques et bien alignées (fétiches sans lesquels Charlemagne Palestine ne voyage jamais. Il les installe un peu partout, en prend grand soin, leur parle et attend manifestement d’eux qu’ils lui répondent… ou pas, il y a des années silencieuses, dit-il volontiers) dans un martellement (Strumming) continu de musique, de couleur, de lumière. L’assemblée est présidée par un singe en peluche borgne accroché en majesté tout au bout de la nef. C’est saisissant, juste ce qu’il faut, et ça témoigne d’un sens (très) particulier de la transcendance et des moyens requis pour y parvenir.

 - (c) Paul Allain
(c) Paul Allain

Impossible de ne pas penser à une église et/ ou une discothèque en parcourant cette pièce…

Charlemagne Palestine : C’était déjà prévu depuis le début, ça devait être entre une église et une synagogue… Mes espaces donnent souvent l’impression d’être une salle sacrée, ça c’est, c’est mon approche...


C’est probablement comme une église-o-thèque ou une synagogue-o-thèque, (rires). Une synagogue-o-thèque ! Je n’y ai jamais pensé, ça, j’aime bien, peut-être que je vais en faire un titre… A Meshugga synagogue-o-thèque

L’espace est parcouru de séries ; séries d'ours en peluches, séries de chiffons, tout ça est très symétrique… 

J’ai utilisé des espaces moins symétriques, mais là, cet espace, avec tous ces piliers, rend possible cette symétrie ; mais ce n’est pas vraiment moi …

Tout est toujours en mouvement, comme une cérémonie en cours…

J’aime les choses qui bougent, je ne fais que des choses qui bougent. Les objets ne bougent pas comme Tinguely, peut être, mais j’aime un espace chargé… c’est typiquement le minimalisme à la Charlemagne ! (rires)

 - (c) Paul Allain
(c) Paul Allain

Pour reprendre l’idée du Strumming, très importante chez vous, on dirait que vous jouez avec cet espace en le martelant, comme une sorte de clavier... 

Je suis moi. Je suis plus instinctif que conceptuel. Durant ces derniers 50 ans les choses ont évoluées, sont devenues plus baroques, compliquées, mais toujours j’aime les mêmes sortes de transes sacrées, les choses toujours en motion, qui continuent jusqu’à la fin du temps… la continuité ! Je n’aime pas que les choses s’arrêtent brusquement. Et maintenant elles prennent une forme de plus en plus Gesamkunstwerk (oeuvre d'art totale,  fusion des arts dans une seule œuvre qui hanté Wagner, et beaucoup d’autres avant ou après lui, NDR). 

Dans l’œuvre d’art totale, il y a l’image, le son, et il y a la poésie… est-ce qu'il y a du sens, ici, quelle histoire racontez-vous ? 

Moi je ne sais pas, mes œuvres n’ont jamais une histoire logique, même quand j’écris j’ajoute parfois plusieurs voyelles et consonnes. Marie Canet (commissaire de l’exposition avec Fanny Schulman, NDR) pense que comme je me bagarrais quand j’étais plus petit, j’ai inventé une sorte d’écriture qui se bagarre, qui bégaie…


Mais je n’aime pas ce qui a trop de sens, car le sens, la logique, vont te sortir de la transe. Comme dans un rêve où il y a des mots, des trucs qui évoluent, il n’y a pas de chemin rationnel, jamais, dans mon travail, par que je trouve que ça dérange la transe, it’s like "Wake up, I have something to tell you !" Depuis 50 ans, "I never wake you up !" (rires)

 - (c) Paul Allain
(c) Paul Allain

Qu’est-ce qui vous guide lorsque vous créez un espace comme celui là ? 

C’est toujours un grand puzzle, on décide les bonnes accumulations des vêtements, et petit à petit… je n’ai aucune idée… comme c’était le désir de Fanny Schulman, le singe, etc… ça a pris huit jours. À New York j’ai fait pareil, c’était une sorte de grande rétrospective ; ça prend une grande semaine, un morceau inspire le prochain morceau. Je peux pas faire deux étapes plus loin… trois étapes ? Aucune idée. Le lieu fait sa propre logique, je m’arrête chaque fois quand il n’y a plus de choses, il reste peut être quelques tissus…

J’ai vu des photos de votre atelier, à Bruxelles, ça n’est pas très différent de ce que vous faites ici. Est-ce que vous cherchez, quelque part, à recréer un lieu où vous pourriez vivre ? 

Ici c’est une ancienne écurie, déjà des animaux ! J’ai juste changé, entre des vrais animaux et l’animisme… Maintenant, deux siècles après, c’est un temple d’animisme, mais avant c’était le temple des animaux…

 - (c) Paul Allain
(c) Paul Allain

Sans que cela soit une rétrospective, vous avez rassemblé des œuvres de différents moments de votre carrière. Quel est votre rapport à l’archive, à ce que vous conservez puis choisissez de montrer, au fil du temps ? 

Par exemple pour le son, l’approche que j’utilise souvent est inspirée par les jeunes dans les années 90 qui ont commencé à faire des remixes de mes œuvres ; j’ai entendu trois-quatre remixes de moi, et je me suis dis pourquoi pas moi ? Comme je suis schizophrène, il y a le moi qui était, et le moi qui est maintenant, et ils sont peut-être différents ; donc j’ai commencé à archiver moi-même comme quelqu’un qui n’est pas moi, et ça marche !

La bande-son ne se répète jamais… 

Non, il y a quatre pistes bouclées, chacune de différentes durées, ça ne tombe jamais de la même façon.

Vous y mélangez vos œuvres avec des chants hébreux… 

Ce sont des vraies chansons religieuses, des vrais services de synagogue. Les extraits que j’ai utilisés datent du XIXème-XXème siècle, en même temps que les opéra modernes… elles sont chantées par les Chazans, des chanteurs sacrés. Les plus important Chazans à New York que j’ai connus étaient aussi chanteurs d’opéra, Richard Tucker et Jan Peerce ; ils chantaient pour le Metropolitan Opera en semaine, Verdi et Puccini, et le samedi des prières en hébreux…

 - (c) Paul Allain
(c) Paul Allain

Le mouvement perpétuel, la dimension sacrée, la saturation des couleurs et des formes… vous cherchez cet effet sublime, qui dépasse la compréhension, appelle l'émotion, la transcendance ?

Moi je suis toujours dans une sorte de paroxysme, j’ai une œuvre de 1968 qui s’appelle Music of the sublime, en français Musique de la sublime… c’est un mot que j’ai adoré depuis très jeune, en ce moment très peu, peut-être avec l’âge j’ai perdu mon sens du sublime, mais moi j’adore ça, c’est… oups ! (Une fourchette tombe par terre)


- Be careful with the world you use around me, I can go crazy

 - (c) Paul Allain
(c) Paul Allain

Trois concerts auront lieu autour de l’exposition :

Le 14/06, à l’auditorium du Mahj

Le 13/ 09, Cartes Blanche à Charlemagne Palestine (Projections)

Le 07/10, Nuit Blanche

A lire également, le livre d’entretiens réalisés par Marie Canet : Palestine, prénom Charlemagne – Meshugga Land (éditions Les presses du réel), 2017.