Lorsque l'on a rencontré Dimitri Hegemann, fondateur du festival de musiques expérimentales Atonal et du mythique club techno Trésor, on avait déjà pas mal glosé sur le glissement qui l’avait vu passer d’un jeune hippie qui organisait des soirées illégales cracra à boss d’une vénérable institution et acteur-partenaire des pouvoirs publics. Prenez plus spécifiquement le cas de l’évolution de l’Atonal : instigué une première fois en 1982 pour donner un point de chute à la scène industrielle locale qui était alors en pleine effervescence (c’était à peu près au moment où Einstürzende Neubauten délaissait la batterie au profit de bruits de tôle froissée), il s’agissait alors d’un évènement plutôt confidentiel, qui avait certes quand même accueilli des figures titulaires du mouvement telles que Psychic TV et Zos Kia, mais dont l’aura ne dépassait pas un cercle assez restreint d’initiés.

ZosKia - Berlin Atonal, 3.XII.1983

09:26

Une grosse machine festivalière


Délaissé à la Chute du Mur, au moment où Hegemann tombe la tête la première dans la révolution techno venue de Détroit et ouvre le Trésor, le raout darkos a ressuscité en 2013 avec des moyens et une audience qu’il n’aurait même pas osé espérer à l’époque. Alors, en vingt-trois ans, qu’est-ce qui a changé ? Comment un petit rassemblement de freaks DIY a-t-il fini par se transformer en grosse machine festivalière estivale ? Au niveau de la musique d’abord, on nage alors en plein revival post-punk, et une tripotée de millenials de la génération Mixcloud, tels que moi, se piquent des expérimentations ferrailleuses de Throbbing Gristle à travers des podcasts sur des sites spécialisés, un peu dans le genre de celui que vous êtes en train de lire. Ensuite, les autorités berlinoises ont finalement progressivement fini par se rendre compte que les teufeurs sans gêne qui squattaient des bâtiments déserts avaient contre toute attente boosté l’économie de la ville en rameutant une tonne de touristes à la tête pleine de MDMA, et qu’ils feraient peut-être bien "d'investir dans leur jeunesse".

 - © Camille Blake
© Camille Blake

Financé par la Fondation Fédérale Allemande pour la Culture, l’Atonal ambitionne aujourd’hui de faire converger les avant-gardes électroniques et de dresser des ponts entre minimalisme, techno, drone, free rock et musique classique contemporaine. Cette année, la soirée d’ouverture du festival lançait d’ailleurs le ton : on y entendait successivement, sur un système son octophonique, une pièce du musicien d’avant-garde roumain Iancu Dumitrescu, Oktophonie de Stockhausen, la collaboration de Rashad Becker et ENA (pour ce qui restera, sans surprise, une des meilleures performances de cette édition), et les modulations synthétiques des fringants sextagénaires du BBC Radiophonic Workshop. L’idée de faire Grand Art est bien palpable, et des lives de techno sont présentés sur la grande scène avec la même déférence que des ensembles de musique classique. Alors certes, on pourrait déplorer une certaine sanctuarisation d’une musique autrefois porte-étendard d’une idée de contre-culture (ce ne serait pas la première fois), mais ce serait quand même un peu cracher dans la soupe.

Un potentiel “show EDM”


Car dans quel autre endroit que Berlin serait-il possible d’inviter d’obscurs groupuscules noise et machin-wave devant des milliers de personnes ? De débloquer autant de ressources et d’espace pour une telle aventure ? Par son ampleur et son cadre, l’Atonal impressionne et fait se sentir chanceux d’être là. Dans une immense usine électrique (“Kraftwerk” en VO) désaffectée en forme de temple de béton, des toiles de projection géantes et des jeux de lumière permettent aux artistes de s’approprier le lieu et de proposer un spectacle total - ce qui est aussi un bon moyen de rendre fun un live où un mec fait des trucs à peu près aussi peu palpitants à regarder que de headbanger sur son ordi.

Shackleton et Anika - © Camille Blake
Shackleton et Anika © Camille Blake

Et devant la performance de Roly Porter et Paul Jebanasam le vendredi, on se dit que les spectacles à l’Atonal ne sont jamais aussi bons que quand ils exploitent à fond le potentiel “show EDM” du Kraftwerk - dans le sens de déferlement sensationnel de moyens technologiques. Illuminant la grande salle d’explosions de fumée rouge vif, leurs déflagrations de basses punitives et fragments de breakbeats concassés résonnaient comme un feu d’artifice apocalyptique - un peu comme les complotistes imaginaient le passage à l’an 2000 dans les années 90. Shackleton et Anika aussi nous ont gratifiés d’un des meilleurs sets du week-end en laissant filtrer des couleurs dans le bloc bétonné de la fabrique. On entre d’autant mieux dans les transes ritualistes du “dieu du psychédélisme sec”, sur lesquelles la chanteuse teutonne déploie son chant presque parlé, que les motifs polychromes mouvants diffractés sur les murs nous font un peu oublier où on était.

"L’Ibiza de l’expérimentale"

Malheureusement, tous les artistes n’arrivent pas à réactiver les entrailles de la centrale de la même façon. Durant ces trois jours, on aura ainsi un peu fait une overdose d’abstractions noires et blanches, de formes “organiques” en mapping et de visions dystopiques. Avec un tel espace à disposition, il est un peu difficile de comprendre pourquoi autant de producteurs persistent à conserver une palette aussi monochromatique. Et la même remarque vaut pour la musique : on a beau être venu ici spécialement pour se prendre une double ration de matières goudronneuses et de grooves désossés, on est un peu lassés au bout de ce long week-end de constater que la plupart des producteurs invités déroulent à un près les même formes "d'expérimentation" - ce qui est tout de même un peu paradoxal pour une musique dont le postulat de base est l’exploration de nouveaux territoires.

Pan Daijing - © Helge Mundt
Pan Daijing © Helge Mundt

Pour trouver un peu d’air frais, il fallait se tourner vers les pièces de Puce Mary et Pan Daijing (soit dit en passant, dans un milieu dont on a déjà fustigé un certain machisme larvé c’est assez plaisant d’observer des femmes à des postes stratégiques). Au-delà de l’esthétique S/M à laquelle on les ramène souvent, leurs deux sets avaient d’ailleurs en commun une certaine propension à mettre l’auditeur sur les rotules, à faire trembler l’organisme comme un prunier à coup de sub surpuissant. Si l’on voulait s’assurer le dépaysement plus calmement, il était donc plutôt conseillé de quitter la grande scène pour se diriger dans celle, plus petite, du rez-de-chaussée. Pour la soirée de clôture du dimanche, le gros nounours Varg avait en effet invité une pelleté d’artistes plus jeunes, qui ouvraient le festival à d’autres sensibilités : Swan Meat, Sky H1, ou encore Ecco2K.

Entre bon goût drone et décor Instagram-friendly (ruine industrielle, synthés modulaires et plantes vertes : tous les signaux du cool health-goth clignotent au vert), rien d’étonnant à ce que l’Atonal se soit imposé depuis sa réouverture comme la Mecque pour une foule de corbeaux à la chevelure peroxydée venus des quatre coins d’Europe - "l’Ibiza de l’expérimentale", m’a un jour glissé un pote taquin. Mais la grande kermesse industrielle recèle assez de grands moments de musique pour combiner style et substance.

Après la fête. - © Camille Blake
Après la fête. © Camille Blake