Souvenez-vous, le 14 novembre dernier. Partout à la télé et dans les colonnes virtuelles des médias généralistes et des quotidiens, Eagles of Death Metal, ce groupe sympa du rayon stoner de votre discothèque dont vous vous passez quelques morceaux le jeudi matin en sortant de la douche, était laminé à grands coups d'approximations, d'erreurs factuelles et de gros mots qui n'avaient rien à voir ("Eagles of Death Metal est un groupe de death metal").
C'était douloureux, prévisible, un peu lamentable de tous les côtés de la barrière, bien plus éprouvant que ce jour où votre petite soeur s'est mise à écouter Daft Punk ou Nirvana. Finalement, c'était surtout une goutelette de pas grand chose dans la vague de fond de tristesse, d'horreur et de consternation de l'après 13 novembre.
Et puis un journaliste a fait du zèle: il a lu la page wikipedia du groupe en entier et il a découvert que Jesse Hugues, le leader et co-fondateur du groupe avec Josh Homme de Kyuss et Queens of the Stone Age, était non seulement fervent Républicain mais militant pro-armes encarté à la NRA, grande gueule, admirateur proclamé des Bush, Reagan, Trump. Soit toute cette partie de l'Amérique avec laquelle le fan de rock français, élevé aux disques de Noir Désir et Léo Ferré, ne peut pas composer. Oh, il a bien des disques de Burzum ou The Fall à la maison, le consommateur de biens culturels français, il lit Céline, Bloy et Les Décombres de Rebatet fraîchement réédités, il se presse à l'Opéra de Paris voir la nouvelle mise en scène de la Tétralogie de Wagner pour fêter en grandes pompes le bicentenaire de la naissance du plus grand compositeur antisémite de tous les temps.
Mais un rockeur californien qui joue du rock pour faire la fête et se déclare pro-life entre deux rasades de Jack Daniel's ? Il a ses limites, le fan de rock français. Il sait où est sa ligne jaune: un musicien américain, ça parle comme Michael Moore, ça dénonce les exactions racistes de la police, ça soutient Occupy Wall Street, ça vote Bernie Sanders, ça fait l'idiot entre gens bien chez Stephen Colbert et John Oliver. Un musicien américain digne d'être écouté, c'est un Américain honteux, en fait, qui dit dans la même phrase sa consternation de vivre dans un état si injuste, raciste, bigot, hypocrite et antidémocratique et son amour de la Vieille Europe, Eden de cohérence idéologique et de sophistication culturelle.
Alors quand Jesse Hugues, 24 heures avant le retour sur une scène parisienne des Eagles of Death Metal à l'Olympia du boulevard des Capucines, a déclaré à Laurence Ferrari entre deux sanglots que "Dieu a créé l'homme et la femme mais que ce sont les armes à feu qui les ont rendus égaux" et que "tant que l'on ne se sera pas débarrassés pour de bon des armes à feu, tout le monde devrait en avoir à la maison", la ligne jaune a été franchie. Le citoyen responsable fan de rock à ses heures a fait ce que tout citoyen responsable des années 2010 se doit de faire. Il s'est indigné, il a déclaré Eagles of Death Metal disco non grata dans sa collection et il a été hurler son indignation sur les réseaux sociaux. Jesse Hugues n'était plus cet homme habité par son histoire et ses démons, il était non seulement un "idiot", mais de surcroit un "enfoiré", qui ne méritait évidemment pas de se faire dérouiller le 13 novembre au nom de la justice universelle - eh, oh, on est des humanistes nous, on a bouté la peine capitale hors de chez nous comme des héros avec Badinter et Mit'rand - mais certainement pas qu'on continue à écouter sa musique. Bien lui en a pris, tout le monde était d'accord avec lui - sauf quelques fans d'Eagles of Death Metal, bien sûr, mais ça s'explique par fait qu'ils sont des fans d'Eagles of Death Metal, incapables de recul et un peu demeurés.
Alors outre le fait que le cas Jesse Hugues n'est pas le premier à faire les frais de l'atmosphère de guerre des tranchées qui règne dans les démocraties occidentales sous le régime de l'indignation à tout, tout le temps et n'importe comment (pour citer Daniel Schneidermann dans les pages Idées de Libération lundi dernier : "Une indignation chasse l’autre, dans une sorte d’ébullition continue, dont on ne voit pas bien comment elle pourrait s’interrompre"), cette très banale histoire de déchéance de la coolitude au nom de l'idéologie nous pose des questions.
Derrière cette levée de boucliers, on déchiffre autant la prolongation d'un antiaméricanisme franchouillard somme toute très traditionnel qu'on devine avec effroi une nouvelle manière d'aborder nos idoles musicales. Reste à comprendre laquelle. Ou pour le demander autrement : qu'attend-on au juste des musiciens dont on écoute les disques ? Qu'ils nous ressemblent ? Mais jusqu'à quel point ? Et quid de la subversion, cette composante essentielle du rock'n'roll qui rendait les oeuvres de Motörhead, les Ramones, The Fall voire même l'héroïque David Bowie si passionnantes à déchiffrer et dont on ne cesse de pleurer la disparition dans les produits culturels étiquettés rock contemporains comme on pleure la dépolitisation des peuples et l'effilochage incessant des idéologies? Faut-il que même la subversion rentre dans le rang d'une manière ou d'une autre, et dans le giron idéologique de plus en plus étroit d'une raison pratique qui ressemble à s'y méprendre à ce Politiquement Correct™ dont on ne cesse pourtant de dénoncer la présence dans la pratique de la politique outre-atlantique ?
Faut-il qu'un musicien de rock stoner soit capable de donner un avis censé sur la Troisième Guerre Mondiale pour avoir droit de cité dans nos salles de concert? Faut-il que toutes les rock stars soient emmerdantes comme John Lennon, ce héros?
Le lynchage médiatique de Jesse Hugues témoigne d'un déni de complexité. De la complexité d'un art, d'un homme, de toute une culture. Trop à cran, trop engoncée dans des principes dont elle refuse d'agréer l'existence, notre époque ne sait plus écouter l'art qui la dérange, ne sait plus converser les artistes difficiles à appréhender, ne veut décidément rien avoir à faire avec un pays, les Etats-Unis, dont la constellation idéologique échappe plus que jamais à nos vieilles grilles de lectures (jacobinisme, socialisme, humanisme) plus opérantes que jamais.
Dans notre beau pays où les grandes questions des arts sont réservées aux intellectuels, où la Culture est une "discipline" de gauche, où un rappeur du 18ème devient persona non grata dans les médias généralistes parce qu'il a déclaré son admiration pour Sarkozy, dans notre patrie où les gens qui parlent le mieux de musique s'appellent Jean-Louis Murat, Bertrand Burgalat et Benjamin Biolay, nous nous trouvons démunis des bons outils pour écouter le leader d'un groupe de stoner crasseux après qu'il s'est fait tirer dessus dans un acte de guerre terroriste, parce que son fourbi politique est trop trouble pour rentrer dans les lignes de notre logiciel idéologique.
Jusqu'au 13 novembre, on écoutait les Eagles of Death Metal comme on écoute Motorhead, Burzum, Lou Reed ou Death in June - pour "s'encanailler" et parce que l'art qui reste dans les clous est presque systématiquement emmerdant à crever. Parce que les êtres humains les plus décents font des bons leaders politiques, des bons role models, mais rarement des musiciens intéressants. Mais tout ça, c'est fini depuis qu'on a vraiment discuté avec Jesse Hugues.
On ne se rend plus compte à quel point le monde dans lequel on vit est étroit, limité, renfermé, à quel point la manière dont on le découpe en tranches idéologiques est orienté, tributaire d'infléchissements médiatiques et d'un esprit de classe que tout le monde dénonce, mais dont la plupart d'entre nous peine à s'extirper. Le monde est plus vaste en réalité. Plein de paumés, d'idiots et d'illuminés qui peuvent nous en apprendre sur la complexité d'un monde dans lequel on ne sait plus se situer, mais dont on limite la vastitude et les apparences à des certitudes idéologiques de plus en plus marquées. Gilles Deleuze, qui n'aimait rien moins que la connerie, était le premier à reconnaître que le pire des hommes peut vous apprendre quelque chose sur quelque chose qui lui tient à cœur. On écoute de moins en moins ceux qui nous ressemblent le moins, parce qu'on a trop le goût de leur donner tort. C'est effroyablement triste, et de très mauvais augure pour l'avenir de l'art et de la pensée. Et pour le rock'n'roll.
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