Commençons par un portrait chinois. Le héros de Kelly Lee Owens s'appelle Arthur Russell, auquel est dédié "Arthur", le second morceau de son premier album homonyme sorti la semaine dernière. Son premier choc musical a lieu quand elle tombe sur Nirvana en bidouillant la radio de sa chambre de pré-ado du fin fond du Pays de Galles. C'est Daniel Avery qui l'initie à la production après l'avoir repérée dans les allées de Rough Trade et lui avoir fait poser les vocaux de "Drone Logic". Sa collaboratrice la plus régulière est la féministe vampire Jenny Hval, invitée récurrente de la musicienne galloise, présente sur son EP Oleic et sur une piste de son LP. Enfin, un détail en apparence plus anecdotique mais qui a son importance, elle commence à s'intéresser à la techno le jour où Bjork lui demande où est le rayon Detroit du disquaire dans lequel elle travaille : "je me suis dit que si Bjork s'intéressait à la techno, il fallait que je me penche aussi sur cette musique, alors que je n'en avais jamais vraiment écouté."
Kelly Lee Owens - l'album donc - est la somme quasi exacte de chacune de ces rencontres et de ces influences, de façon parfois littérale - "Evolution", continuation de "Drone Logic" - parfois de manière plus indirecte. De Russell, la musicienne a laissé de côté la rugosité expérimentale pour conserver l'évidence pop et le refus de se confiner à un genre, de Cobain elle a retenu une forme d'hyper sincérité, avec Hval elle partage une proximité de réflexion autour de la question féministe - bien que l'approche d'Owens soit plus élusive que fontale -, Avery lui a appris que faire cohabiter esthétique indie et musique de machine était possible.
Et c'est une des singularités du LP. Si
Kelly Lee Owens est un disque électronique dont certains morceaux sont structurés pour les pistes de danse, c'est aussi le disque d'une musicienne qui n'a jamais été en club, trop occupée à écouter de la dream pop entre deux services dans la maison de retraite dans laquelle elle travaillait comme aide-soignante pour se faire un peu d'argent de poche. Quand elle parle de sa musique, Owens est plus prompte à citer ses balades dans la lande galloise, le travail d'Anaïs Nin ou la voix de Nina Simone que le Manchester souterrain ou ses morceaux préférés des catalogues de Factory ou Basic Channel.
Cousine éloignée de la famille indie-dance, la productrice se tient assez à l'écart des pose intellos effrontées de Smagghe et Weatherall, de la cold-techno du Richard Fearless de
Transmission ou de l'efficacité froide et rapide de Daniel Avery dernière période. Au contraire, elle développe des textures chaudes et amples, étudie
les bains méditatifs tibétains pour en retranscrire les fréquences thérapeutiques, et veut faire de sa musique un outil de rapprochement, voire de guérison.
Quand on lui pose la question de la reconnaissance critique et publique - qui se précise de plus en plus, entre papier de fond dans Fact, morceau du mois pour Pitchfork, interviews en série et bookings aux quatre coins de l'Europe - la productrice s'en dit la première étonnée :
"J'ai déjà eu plus de presse et de gigs que ce dont je rêvais. Je m'estime chanceuse, d'autant plus quand je me compare à beaucoup des artistes que j'admire - au premier rang desquels Arthur Russell - qui n'ont jamais eu la moindre reconnaissance de leur vivant."
Il est vrai qu'entre Avery, Hval et Russell, sa liste d'influences, de collabs et de parrains tombe pile dans pas mal des obsessions de la presse musicale d'aujourd'hui - qui sont aussi en partie les nôtres. Si
Kelly Lee Owens ne parvient jamais tout à fait à totalement décoller et à se défaire de ses références parfois un peu écrasantes, il prend acte du glissement du club dans la pop - et vice versa - sans tomber dans l'écueil crossover de ces derniers.
Kelly Lee Owens est sorti le 24 mars sur
Smalltown Supersound, la productrice sera de passage au
Badaboum le 20 avril pour le cinquième anniversaire des Fils de Vénus.