A l’hiver 2011, j’étais un étudiant paresseux, croupissant dans l’aquarium qu’était ma piaule lilloise en dévorant tout ce que Youtube renfermait de rap alterno et de boring Berlin house.
Entre deux compiles péraves du Watergate, donc, le hasard des clics nocturnes me fit tomber sur "Pachabel" : 2 min 30 à peine au compteur, une boucle de harpe planante signée Flying Lotus et un texte en forme d’égotrip halluciné aux accents macabres. Il n’en fallait guère plus pour que Jonwayne, puisque c’était ses vers et son timbre que je découvrais là, s’impose à mes yeux comme l’un des personnages les plus intrigants de la galaxie quelque peu éclatée du hip-hop underground.
Comme chez (feu-MF) DOOM, quiconque s’y frotte est vite soufflé par la profusion, la prolifération de la parole chez le monsieur. Pas de refrains ni de gimmicks : Jonwayne débite, assène et multiplie les images surprenantes et le namedropping façon TimeBomb. Au fil des textes, c’est un véritable autoportrait qui s’esquisse, tout en narcissisme délirant et en crises de doutes aigues. Pas précisément old-school, il trace sa propre ligne esthétique, naviguant entre Dilla pour l’usage du sampler, Doom pour les textes, et ses camarades de la LA Beat Scene - au sein de laquelle il a fait ses armes - pour le travail sur les textures sonores.
Très vite, l’homme suscite l’intérêt de certains des tastemakers les plus en vue : Flying Lotus, notamment, qui règne alors en maître sur la scène cosmico-expé de LA, produit ou co-produit plusieurs des morceaux de la mixtape I Don’t Care qui fait surface en 2011. Outre-Atlantique, la rumeur enfle et Jonwayne se voit programmé au festival Worldwide de Gilles Peterson ou invité à poser sur une session live de Mount Kimbie au studio londonien de Maida Vale ; à LA, il signe sur le label Stones Throw et devient une figure centrale de la scène beats qui gravite autour des soirées et des festivals Low End Theory.
En décembre dernier, Jonathan Wayne (c’est son nom !) annonce la sortie de son deuxième "vrai" album (Rap Album Two, pragmatiquement) au cours d’une lettre ouverte publiée via Twitter. En quelques phrases, l’artiste raconte les douleurs de la route, des éternels voyages en avion qui le terrorisent et le broient, de l’angoisse et de la fatigue, des torrents d’alcool qu’il avale jusqu’à ce qu’il manque, un soir d’hiver, d’y laisser sa peau. L’exil aussi, le cold turkey et les ponts brûlés. Ce deuxième album porte donc les stigmates de ce chemin de croix, raconte l’ambition dévorante, les choix douteux, les amitiés déçues.
Là encore, difficile de rester indifférent devant un tel déferlement d’humilité et d’impudeur, devant une mise à nu si perspicace et si peu rancunière. Pas de quoi s’étonner pour autant, puisque à en croire le bonhomme "art is the very essence of effective communication on a grand scale". Introspection grand public, thérapie par les mots : moins qu’à se racheter, Jonwayne cherche à se comprendre. Ses rimes ont troqué la couleur et l’absurde des égotrips de 2011 pour un sens du mot juste, du mot vrai.
Lorsqu’on parle de rap conscient, en France, on désigne généralement des morceaux qui ont en commun de porter un message critique, revendicatif, un message d’engagement. Mais que dire de ce rap-ci, dont la lucidité s’exerce sur la conscience elle-même ? De cette étude critique et intransigeante de sa propre psyché ? Rap conscient, rap-conscience, tant et si bien qu’on a parfois l’impression que Jon s’observe et s’écrit depuis le dehors.
Sur son nouveau label, Authors, il prévoit de signer des "créateurs", des "projets" : son premier recueil de poèmes y a vu le jour il y a quelques mois. En interview, il refuse de séparer la création musicale de toute autre création artistique ; il ne souhaite d’ailleurs pas mettre de mots définitifs sur ce qu’il entreprend en ce moment. Jon parle du hip-hop comme d’un "art post-moderne" et donc d’un art de la rétrospection : sampler et plume sont pour lui les médiums qui permettent de "puiser dans tout ce qui existe pour devenir une ébauche du temps" ("pulling from everything else to become a scrapbook of time"). Et d’ajouter ces quelques phrases, qui apportent une lumière bienvenue sur son rapport à la production : "Au niveau des machines, ça peut changer toutes les semaines. Je joue toujours avec plein d’outils différents pour rester inspiré. Je crois que ce qui importe, c’est la vision globale d’un producteur. Dès lors qu’un producteur a une vision puissante, tout ce qu’il ou qu’elle utilise peut être manipulé pour coller à cette vision. Les samples, c’est pareil. Si tu maîtrises ta vision, tu sauras dès la première écoute que tu veux choper ce truc et l’utiliser dans ton travail. C’est comme rencontrer un parent perdu de vue depuis longtemps à une réunion de famille".
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