Crédit Photo : Magouka

Phew fait partie de ces artistes célébrées mais à l'aura discrète, dont le culte qu'on leur voue et l'influence qu'elles déploient se dessinent à travers les années plus en pointillé que de manière éclatante et indubitable. Ayant débuté dans le groupe de no wave Aunt Sally à la fin des années 70, proche à ses débuts de labels locaux d'Osaka comme Vanity Records, Hiromi Moritani de son vrai nom est surtout connue pour son premier album éponyme qu'elle sortit en 1981 et qu'elle enregistra avec Jaki Liebezeit et Holger Czukay de Can, ainsi qu'avec l'illustre Conny Plank de Cluster et Neu!. Disque aussi bien européen que marqué par les soubresauts japonais synthétiques de l’époque, Phew est devenu au fil des années un disque référence pour tous les amateurs de post punk entreprenant, jusqu'à occulter une carrière et une discographie infiniment féconds en pas de côté et en expérimentations formelles diverses.

Phew - Phew (1981)

37:52

Lorsqu'on la rencontre, alors qu'on pensait l'interroger sur un éventuel état des lieux de la vie culturelle japonaise de l'époque, qui l'aurait éventuellement poussée à entrer en musique, Phew nous confie que c'est le punk londonien qui lui a mis le pied à l'étrier :


"En 1978, je n’avais aucune expérience musicale, en tout cas je n'avais jamais chanté, pratiqué d'instrument, c'est vraiment le punk qui m'a enflammée, qui m'a donnée cette première impulsion artistique. Je me souviens être allée à Londres, j'ai écouté un groupe de punk qui était fait par des personnes qui avaient le même âge que moi, ça m'a quelque part donné l'assurance que n'importe qui était capable de faire de la musique à mon niveau. C'est vraiment grâce au punk londonien si j'ai commencé à me voir comme musicienne."

Aunt Sally - Aunt Sally (full album)

32:19

Nous sommes en avril dernier, au dernier étage du Centre Pompidou à Paris, à l'occasion de la dernière édition du festival Sonic Protest où Phew se produit le soir même au Théâtre de Vanves. Devant nous, la quinquagénaire adopte une mise ferme qui dénote surtout une rigueur intellectuelle, la précision de sa parole s’en trouvant quelque peu contrebalancée par des questions dont l’usage de la métaphore passait sans doute mal d’une langue à l’autre. Ainsi, lorsque je la questionne sur le paradoxe d'une musique aussi insulaire dans sa forme, mais dont on retient aujourd’hui surtout les nombreuses collaborations, elle comprend que je lui parlais du Japon, et me rétorque que sa musique n’était pas aussi "japonaise" que ça.

Phew - (c) Magouka
Phew (c) Magouka

Car au-delà des nombreuses collaborations, c’est surtout sur la complicité, aussi bien avec des pairs, mentors ou simplement amis, que s’est articulé le travail de Phew au fil des années. Durant sa carrière qui aura duré (et continue de durer) pendant plus d'une trentaine d'années, Phew aura collaboré avec des noms des plus illustres sur le spectre expérimental : les membres de Can donc, mais également Bill Laswell, Jim O'Rourke, Ryuchi Sakamoto, Jah Wobble, Otomo Yoshihide, ou encore des membres de DAF ou Einsturzende Neubauten. Encore une fois, on pourrait croire que tout ceci résulte d'une orchestration menée de main de maitre, d'une convergence d'esthétiques agencées, alors que la plupart de ces rencontres se sont faites de manière naturelle, résultant parfois du pur hasard, à l'image de sa rencontre avec Ryuchi Sakamoto, qui s'est faite de manière presque accidentelle, à la faveur d'un croisement au détour d'un studio.

Phew & Yamamoto Seiichi - Hana

06:42

De son propre aveu, il n’existait pas réellement de scène post punk au Japon lorsqu’elle a commencé, tout juste quelques noms, mais pas de quoi former une base musicale ou un réseau d'artistes solide. Cet isolement semble avoir formé le fil rouge d’une œuvre qui aura à la fois toujours regardé vers l’extérieur (à travers des collaborations, mais également l’Europe d’une manière générale), tout en s’appuyant sur une idiosyncrasie salvatrice. Dans les années 80, Phew produisit quelques albums solo, avant de disparaitre progressivement puis de revenir de temps à autre par à coups. Cela ne fait en réalité que quelques années que la critique semble avoir pris acte de la richesse de son travail, lequel, lorsqu’on l’observe rétrospectivement, semble avoir toujours avancé à tâtons. Ce qui lui confère une fraicheur aujourd’hui toujours intacte, de son travail avec Seiichi Yamamoto de Boredoms pour le projet punk sautillant Most, à son "supergroupe" expérimental pop Novo Tono avec Otomo Yoshihide, jusqu’à son dernier album solo Light Sleep sorti cette année. Cet album perpétue la trajectoire entamée en 2015 avec A New World, publié après quasiment vingt ans de silence discographique en solo. Album au titre fort a propos, A New World montrait Phew sous un nouveau jour, avec une instrumentation entièrement renouvelée, privilégiant un set up électronique analogique.

Ce qui n’a pas changé au fil des années, c’est sa voix. Ou plus exactement, sa constance à faire de sa voix non pas seulement un instrument à part entière (et la pièce maitresse de son dispositif instrumental), mais un outil en mouvance constante, comme si ce qui permettait à Phew d’avancer résidait justement dans sa capacité à maltraiter, faire bouger, désarticuler, déconstruire ou rehausser son organe vocal, notamment à l’aide de moyens électroniques ou tout simplement de manière "directe", sans agent intermédiaire. Lorsqu’on la voit sur scène en 2017, c’est ce qui transparait : la voix de Phew est une lanterne qui guide son instrumentation et lui permet de plonger plus avant dans des dédales - et non l’inverse.

Phew Live - SuperDeluxe Tokyo 2014

43:21

"Le travail de la voix c'est quelque chose de très physique, j'aurais du mal à parler de technique sur le long terme, tout simplement parce qu’il y a un équilibre entre l'instinctif et le côté artistique. Pour mon propre travail, je veux garder quelque chose qui soit entre l'interprète et le spectateur. Continuer à l'observer, à l'améliorer. Si on commence une carrière de musicien par la musique classique, ou quelque chose de très académique, sur le long terme, on ne peut pas garder cette distance par rapport à son propre travail. Je veux garder un équilibre entre l'expression artistique que je recherche et mon objectivité par rapport à ma propre expression. C’est l’une de mes motivations principales de musicienne."

Cette alliance de la maitrise et d'une spontanéité toujours intacte permet aujourd'hui à Phew de continuer à écrire une œuvre perpétuellement en construction, et non de s'appuyer sur des faits d'armes passés - ce qui aurait facilement pu se produire avec son fameux premier album éponyme, prototype du disque génial qu'on se passe sous le manteau à travers les décennies. Et bien qu'il soit autant galvaudé, on voit difficilement un autre terme que celui de moderne pour caractériser la musique de Phew en 2017 : toujours en mouvement, jamais doctorale, mue par la volonté de garder coûte que coûte la fraicheur de la première fois. 


Le dernier album de Phew Light Sleep est sorti en mars dernier sur le label Mesh-Key. Il est en écoute intégrale ci-dessous : 

Phew - Light Sleep (2017)
Phew Light Sleep (2017)