On rencontre Tommi Tokyo, moitié de group A avec Sayaka Botanic, pour la première fois devant le Berghain l’hiver dernier, alors que la soirée se termine pour ceux qui sortent du concert qu’elles viennent d’y donner, ou qu’elle s’amorce pour d’autres, plus hardis, prêts à s’engager dans une de ces longues nuits qui font la réputation de la Hauptstadt. Tommi traîne avec elle une pile de matériel, entassé à la diable sur un chariot de fortune, ce qui implique aussi bien la présence d’un synthétiseur qui manque de se faire la malle que deux chapeaux chinois trônant sur le tas comme les rebuts fantomatiques d’une performance qui n’en a pas laissé beaucoup indemnes.
Group A a façonné son identité de groupe noise burlesque en sillonnant l’Europe sur plusieurs tournées et laisserait quiconque se trouverait face au duo interloqué par l'attitude sagace et tirée à quatre épingles des deux Japonaises, souvent mi-nues et le corps barbouillé comme deux toiles vétustes sur scène - lorsqu’elles n’ont pas le corps recouvert de papiers journaux.
group A - LIAR LIER (official video)
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Depuis
A, leur premier album autoproduit aux allures de pitreries noise post-constructivistes, group A a s’est installé en début d’année dans la ville qui en fait toujours rêver plus d’un (tant bien qu’il ait la patte pour les arts), à savoir Berlin. Après
Initiation, un deuxième album inspiré des cérémonies shintos et bouddhistes, group A prend un tournant politique l’année dernière avec
70+a =, album sorti l’année du soixante dixième anniversaire de l’explosion des bombes de Nagasaki et Hiroshima.
Après un transit par Londres, académique pour l’une et existentiel pour l’autre, Tommi Tokyo et Sayaka Botanic semblent désormais, après des années de recherches personnelles, bien enracinées dans leur chère Europe. Tokyo a passé du temps dans un groupe de punk avec divers membres de The Horrors, et Botanic, une proche de Bo Ningen, multiplie désormais les projets depuis que group A a révélé chez elle une carrière musicale inattendue.
Pour la dernière édition du très couru festival Atonal, domicilié depuis 2013 dans l’impressionnant complexe industriel du Kraftwerk Berlin, group A a joué les chauffeuses de salles en faisant entendre à un public de curieux des raretés de la musique japonaise des 70's et 80's pour pas moins de deux heure trente de DJ set. L’occasion idéale, provoquée par l’organisation berlinoise à but non lucratif en charge d’une partie de la programmation
NK Projekt de revenir sur la genèse du groupe et de tenter de lever le voile sur ces restes spectraux que group A laisse sur la foule après chaque apparition.
(c) Jakub Koncir
Comment est né group A ? Tommi : On s’est rencontrées en 2012 après notre retour de Londres. Avant de commencer le groupe, on a annoncé à tous nos amis qu’on commençait à faire de la musique. On avait envie de monter un projet ensemble pour s’amuser mais tout ce qu’on faisait à l’époque, c’était du bruit.
Sayaka : Une de mes amies s’apprêtait à ouvrir son exposition à Tokyo, elle nous a demandé de faire quelque chose pour l’inauguration.
Tommi : J'étais très réticente à l’idée de jouer alors qu’on n’avait aucun morceau, mais Sayaka a eu une idée…
Sayaka : Au début, on était trois filles dans le groupe. J’avais enregistré Violin Phase de Steve Reich sur une cassette et l’idée, c’était de jouer le morceau pendant que la troisième fille récitait un poème et criait par-dessus. Tommi devait jouer du synthétiseur Monotribe et moi du violon.
Tommi : C’est le premier synthétiseur que j’ai acheté ! Il y avait une machine à percussions et un séquenceur dedans.
Sayaka : Le set a duré une demi-heure environ. Comme on avait très peu de morceaux, on a décidé d’êtres nues sur scène, avec de la peinture sur le corps.
Tommi : On voulait avoir l’air les plus stupides possible. L’ensemble a vraiment bien fonctionné, on était contentes du résultat.
Tommi, tu as été membre d’un groupe de punk avant Group A. Tes apparitions sur scènes ont toujours été aussi spontanées ? Tommi : J’avais un premier groupe de punk à Londres. Je jouais du synthétiseur Pro One accompagnée d’un bassiste et d’un batteur, c’était super marrant. En revenant à Tokyo, j’ai voulu monter un nouveau groupe, j’ai acheté une basse que j’ai alignée moi-même en écoutant des disques de Public Image Ltd, je voulais trouver un son reggae et dub. Mais le projet a vite périclité et quand j’ai rencontré Sayaka, j’ai tout de suite compris qu’on allait très bien s’entendre musicalement. Sayaka n’avait aucune expérience dans la musique et j’ai toujours été fascinée par les groupes de post-punk et de new wave parce qu’ils ont tous commencé sans avoir jamais touché un instrument de leur vie. Je suis convaincue qu’il faut être vierge de toute technique pour créer. Tout ce qu’on produit en studio est très spontané, ça sort de nos tripes.
Sayaka : On partage toutes les deux beaucoup de haine contre la société. Nous avons les mêmes influences donc la musique sort très naturellement.
Tommi : ne pas avoir fait d’école d’art ou de musique, c’est une attitude. On n’est pas des "professionnelles", on ne sait pas "ce qu’il faut faire", on n’a pas une définition précise de ce qu’est la musique ou l’art. Je déteste l’idée qu’il n’y ait qu’une seule manière de faire de la musique. Ne pas avoir eu d’instruction en musique nous donne beaucoup de liberté.
Depuis que vous êtes venues habiter à Berlin en janvier 2016, le groupe semble avoir pourtant pris un tournant plus professionnel. Sayaka : Oui, on se concentre plus sur la technique et le son. Group A était notre projet sur le côté quand on habitait à Tokyo, Tommi était encore étudiante et moi j’avais plusieurs jobs. Group A nous permettait de déverser toute la frustration qu’on avait dans nos vies. Depuis qu’on a déménagé à Berlin, on s’en occupe à plein temps.
Tommi : J’ai fait trois ans d’études de design graphique et de photo à l’école de design de Kuwasawa à Tokyo. J’étais très intéressée par les collagistes du Bauhaus et pour être honnête, faire ces études est la meilleure idée que j’ai jamais eue. Quand j’ai eu mon diplôme l’année dernière, on a fait deux tournées en Europe et après on s’est concentrées exclusivement sur group A.
Garage Mu Festival, (c) Raw JourneyEst-ce que votre choix de vous installer à Londres venait quelque part d’une nostalgie pour l’ère punk ? Sayaka : Je n’en pouvais plus du Japon. Juste après le lycée, je me suis installée à Londres pour des études de design textile au London College of Fashion. Je voulais absolument partir.
Tommi : J’ai toujours été fascinée par le Royaume-Uni. La musique punk ne m’intéresse pas mais j’aime l’idéologie. Aujourd’hui, pour faire perdurer cet esprit de révolte et d’indignation il faut vivre sa vie en faisant très attention aux conséquences de ses actes. Le monde dans lequel nous vivons est totalement dépolitisé, nos modes de vies nous poussent à ne plus réfléchir à la politique, il faut en avoir conscience.
Votre dernier album 70+a est sorti l’année du 70ème anniversaire de l’explosion de Nagasaki et d’Hiroshima. Est-ce un disque de révolte ?
Sayaka : Oui complètement. Le gouvernement japonais a décidé de changer la loi l’année de la sortie de l’album. Ça a été une année mouvementée pour le Japon et j’ai trouvé qu’une partie de la jeunesse avait commencé à se réveiller politiquement.
Tommi : 1945 correspond à l’année où le Japon a officiellement perdu la guerre, puis le pays a été démilitarisé. Nous sommes nées toutes les deux dans les années 80, on ne connaît rien de la guerre. Mais soixante dix ans après, la plupart des politiciens qui l'ont vécue sont morts ou à la retraite, et le gouvernement actuel veut faire oublier au pays ce qu’il s’est passé. Ils ont essayé de changer la constitution pour leur permettre d’envoyer à nouveau des troupes au front. Depuis que le Japon a perdu la guerre, le pays est officieusement devenu une colonie américaine. On pense qu’en voulant modifier la constitution, le gouvernement a voulu se rapprocher davantage des États-Unis en cas de conflit avec la Chine.
Depuis la catastrophe nucléaire de Fukushima en novembre 2011, une partie de la jeunesse semble aussi s’être réveillée politiquement. Sayaka : Oui vraiment, les gens se sont un peu réveillés. Mais la vie est tellement paisible au Japon que les gens oublient tous ces problèmes.
Tommi : Beaucoup de gens ont vécu le tsunami et le tremblement de terre. Quand j’étais étudiante à Tokyo, je me suis fait une amie très jeune qui venait de Fukushima. Elle m’a raconté beaucoup de choses sur ce qu’il s’était passé dont les médias n’avaient jamais parlé.
En Europe, on idéalise beaucoup la culture japonaise, notamment sa scène musicale. Est-ce qu’il y a une scène post-punk active par exemple ?
Tommi : Il n’y a aucune scène ! La scène musicale au Japon est très petite. La plupart des groupes qu’on rencontre en Europe veulent faire des tournées au Japon mais la plupart des Japonais ne vont pas voir de concerts et ne sortent pas en club. Une petite scène existe mais elle ne grossit pas.
Sayaka : Tout est tellement différent au Japon. On idéalise aussi beaucoup l’Europe de notre côté.
Garage Mu Festival, (c) Raw Journey
Sayaka, tu fais partie du duo Albino Botanic. Ça se passe comment ? Sayaka : On a fait seulement trois concerts pour l’instant. C’est avec mon meilleur ami du lycée qui a fait la Red Bull Music Academy à Tokyo il y a deux ans. On s’amuse bien tous les deux dans un genre plus techno, on improvise.
Quand est-ce que tu as commencé à faire du violon ? Sayaka : Ma mère adore la musique classique, à six ans elle voulait que je sois une violoniste professionnelle donc elle m’a inscrite dans un cours de violon, mais j’ai détesté et j’ai quitté le cours un an après. Je connais les bases, mais je n’ai pratiqué aucun instrument depuis group A. Le soir ou on a formé group A, on s’est demandé de quel instrument on devait jouer. Je me suis dit que je devais prendre un violon comme j’en avais fait quand j’étais jeune. Ça n’a pas du tout marché mais c’était drôle.
Vous apparaissez souvent sur scène à moitié nues. Ça représente quoi pour vous ? Sayaka : C’est comme notre costume de scène. Avant le premier concert, on a discuté de ce qu’on devait porter mais on ne s’imaginait pas porter des costumes. On ne pouvait pas imaginer un costume pour faire quelque chose de stupide.
Tommi : Ce n’est pas si choquant au Japon puisque beaucoup de groupes jouent nus sur scène, les Japonais sont bizarres tu sais. On ne se voyait pas porter des pyjamas ou quoi que ce soit. La plupart des groupes ne regardent pas le public, ils jouent seulement de la musique mais je ne trouve pas ça intéressant à regarder, même si c’est de la bonne musique. Les êtres humains jugent principalement sur ce qu’ils voient mais je pense que sur scène, il faut réveiller tous les sens : l’ouïe, la vue, l’odorat…
Sayaka : On veut que les gens vivent une expérience totale.
Tommi, j’ai lu quelque part que ça t’intéresserait de jouer avec des animaux. Est-ce l’idée d’un prochain à venir ? Tommi : Une fois, j’ai regardé la vidéo d’un cheval qui jouait du synthétiseur avec sa bouche et ça m’a beaucoup marquée. La manière dont il jouait du synthétiseur sonnait super bien. Si ça m’ennuie de jouer de la musique avec des humains, pourquoi pas avec des êtres animaux ?
group A - Suffocated (official video)
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Vous travaillez sur quoi en ce moment ? Tommi : On ne travaille pas encore avec des animaux mais on a enregistré de nouveaux morceaux qu’on espère sortir cette année. Mais on change tout le temps d’avis… On aimerait sortir de la musique spontanément pour qu’on continue à entendre parler de nous. Ça ne sert à rien qu’on s’enferme un an dans un studio pour sortir un bel album que tout le monde va écouter sur internet.
Au départ, vous étiez trois dans Group A. Est-ce que le format du duo vous satisfait ? Sayaka : On est assez flexibles. On est toujours ouvertes pour collaborer avec d’autres personnes ou même à accueillir un nouveau membre. Au Japon, on participait à Project A, c’est un projet de collaboration entre plusieurs artistes visuels et de musique donc ça nous arrivait souvent de créer avec d’autres personnes. On aimerait bien avoir un animal dans notre groupe !
Est-ce que vos nouveaux morceaux seront dans le même esprit de ce qu’on connaît déjà de group A ? Tommi : Oui, on a toujours le même matériel. Mais depuis qu’on a déménagé à Berlin, la ville a eu une grosse influence sur nous. Au Japon, notre son était plus organique parce qu’on était intéressées par le shintoïsme et le bouddhisme. Maintenant, on est plus influencées par tous ces concerts et ces soirées, plus par la musique que par la culture. On ne parle pas allemand par exemple. Je déteste la techno, je ne vais à aucune soirée qui a le mot "techno" dans son nom. On va continuer dans un esprit industriel et un peu EBM.
Est-ce qu’il y a des soirées ou des groupes de Berlin que vous aimez ?
Tommi : Je n’ai vu personne de vraiment bon ou qui a particulièrement retenu mon attention pour être honnête. Je passe plus de temps à chercher de la musique des années 70 et 80 qu’à aller voir des concerts. Je n’ai pas envie d’être influencée par des groupes que je vais voir en concert, j’évite d’écouter les groupes actuels. On ne veut pas ressembler à n’importe quel groupe d’EBM européen.
Vous avez des figures qui vous inspirent particulièrement ? Sayaka : J’écoute beaucoup de musique expérimentale japonaise des années 60 et 70. Et j’adore les groupes de Krautrock. J’écoute aussi de la musique électronique depuis pas très longtemps.
Tommi : Depuis que je suis à Berlin, j’ai plus conscience de ma culture d’origine. Quand j’étais au Japon je n’écoutais que des groupes européens (jamais américains). Mais depuis que je suis ici j’écoute beaucoup plus de groupes japonais. J’ai envie d’exprimer ce que seulement les Japonais peuvent exprimer. J’écoute plus de disques rares de minimal synth, j’ai fait beaucoup de découvertes. C’est ma grosse influence du moment.
Peux-tu me parler de votre précédent album, Initiation et de son lien avec le shintoisme et le boudhisme ? Sayaka : On était fascinées par les cérémonies. Par les pierres utilisées comme des symboles aussi.
Tommi : On avait créé un imaginaire autour de pierres qui pleurent la nuit et respirent comme des hommes.
Sayaka : On s’est beaucoup inspirées de l’aspect cérémonial de ces religions.
Tommi : Aujourd'hui, je ne veux plus écrire sur la politique. Je veux chanter mon propre language, pour l'instant ça ressemble à ça (
elle feint de prendre un micro et d'hurler) : "mamamamammaa..." Mais dans ce cri interminable, j'arrache au monde une part de sa stupidité pour le souffler dans les oreilles de qui voudra l'entendre.
Propos recueillis par Bruce Levy et Bettina Forderer.