Place aux clubs et aux soirées entre amis, aux acrobates et aux prestidigitateurs, aux casse-cou, jet cars, motogyres, au sexe et à l'héroïne, à tout ce qui ne suppose que des réflexes automatiques. Si la pièce est mauvaise, si le film ne raconte rien, si la représentation est dépourvue d'intérêt, collez-moi une dose massive de thérémine. Je me croirai sensible au spectacle alors qu'il ne s'agira que d'une réaction tactile aux vibrations. Mais je m'en fiche. Tout ce que je réclame, c'est de la distraction.” 


Comme beaucoup de gens de ma génération, ces quelques lignes d’un livre que tous les collégiens du monde ont étudié (Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, si vous aviez un doute) a résumé mon approche de la techno après quelques années. Vient souvent un moment, en général aux alentours de 25 ans, où l’on se lasse du 4/4 et du drop de basse, de la sueur condensée au plafond et des lendemains difficiles passés à claquer des dents dans le métro, direction un déjeuner de famille qui s'annonce long et douloureux.


A cette lassitude, il y a 3 réponses possibles : ceux qui continuent coûte que coûte à voguer d’after en after et de thérémine en mauvais ecstas pour oublier qu’ils ne s’amusent plus ; ceux qui posent les gants et consacrent leurs week-ends à des activités plus reposantes ; ceux qui continuent à chercher, décident de remonter le fil et d'aller explorer les contrées moins bordées de la musique de club. Sur le chemin de ces derniers, il y a toujours à un moment ou un autre une rencontre avec un disque ou un lien Youtube de Arthur Russell.

Arthur Russell - Let's Go Swimming - LR1002

07:58

NAISSANCE D'UN CULTE

Longtemps cantonné à un cercle d’initiés très restreint (collectionneurs de raretés discos, producteurs de house, connaisseurs de la Downtown Scene du Brooklyn de la fin des années 70), l’oeuvre de Russell a connu depuis 2003 et la sortie de Calling Out of Context par Audika - label entièrement consacré à ses archives - et de The World of Arthur Russell par Soul Jazz Records une résurgence dont on a du mal à trouver un équivalent.


Il y a eu les tournées autour du monde de ses ex-collaborateurs Peter Gordon (fondateur du Love of Life Orchestra) et Ernie Brooks (ex-bassiste des Modern Lovers, membre avec Russell des Flying Hearts) invités à rejouer ses pièces minimalistes, et à parler de l’oeuvre, du mec et de ses techniques de travail, il y a eu la biographie que l'exégète disco Tim Lawrence lui a consacrée, il y a eu la compilation de l’association contre le sida Red Hot constituée de reprises de Russell par Sufjan Stevens, Robyn, Hot Chip ou Blood Orange, il y a eu enfin deux albums parus l’année dernière, Dust de Laurel Halo et le premier album homonyme de Kelly Lee Owens que l’on peut quasiment qualifier de house Russellienne.

Laurel Halo - Jelly (Hyperdub 2017)

05:05

Au-delà du culte un peu stérile et du name dropping un peu poseur, la musique du violoncelliste, sa volonté d'ériger des ponts entre des mondes aussi différent que le proto-punk des Modern Lovers, la disco des clubs louches de Brooklyn, la pop d'Abba et les intellos de The Kitchen continuent d'obséder bon nombre de musiciens, on pourrait presque dire "a fait école". Mort du sida à 40 ans dans une dèche noire, auteur de son vivant d’un seul album (World Of Echoes) et de quelques maxis disco sous différents pseudos, l'obscur compositeur avait tous les attributs du candidat aux notes de bas de pages des livres d’histoire de la musique mais se retrouve à remplir un rôle jusque-là laissé vacant, celui de héros romantique de la techno.

MIDWEST/DOWNTOWN

Comme tous les bons héros beats, l'histoire de Charles Arthur Russell Jr. commence dans un petit bled perdu du nom d'Oskaloosa, Iowa en 1951. Fils du maire de la ville, le jeune homme, devenu plus simplement Arthur Russell, ne tarde pas à étouffer et aller chercher ailleurs ce qu'Oskaloosa ne peut pas lui offrir.


La suite est connue et détaillée dans la biographie de Tim Lawrence : départ à San Francisco, initiation au boudhisme par Neville G. Pemchekok Warwick dont il rejoint la communauté, rencontre, collaboration et liaison avec le poète Allen Ginsberg qui le ramène dans sa bagages direction New-York où l'avant-garde musicale est en pleine explosion, inscription à la Manhattan School of Music, brève prise en charge de la curation de The Kitchen de l'automne 74 à l'été 75 (épicentre de la scène expérimentale new-yorkaise des années 70) grâce à son ami Rhys Chatham qui la sachant - déjà - dans la dèche lui cède la place, découverte et fascination pour la disco, le Loft de David Mancuso, le club Gallery de Nicky Siano (qui deviendra son collaborateur), quelques hits mineurs et une incapacité quasi maladive à se résoudre à sortir de la musique jusqu'à sa mort en 1992, dans l'appartement que Ginsberg lui avait fourni 20 ans plus tôt, aux côtés de son dernier petit ami - et acteur majeur de son revival posthume - Tom Lee.

Arthur Russell - A Little Lost

03:19
24→24 Music

La trajectoire de Russell à New-York est trop riche en rencontres et en collaborations pour être résumée mais on en retient plusieurs constantes : son tiraillement continu entre succès pop et intégrité avant-garde, soit entre Jeff Hammond de Columbia Records, qui voulait faire de lui le nouveau Bruce Springsteen et Philip Glass qui l'encourageait à devenir totalement un musicien "sérieux" ; son amitié avec un autre grand brûlé de la musique minimaliste new-yorkaise, l'activiste gay Julius Eastman ; sa volonté absolue de ne faire aucune distinction entre le disco du Loft et la musique d'avant-garde de The Kitchen, d'où la création de la pièce disco polyrythmique 24→24 Music ; un perfectionnisme si maladif qu'il l'a empêché de sortir la quasi intégralité de sa production.

Dinosaur L ‎(Arthur Russell) – 24→24 Music (Full Album)

29:07

De ses ballades violoncelles-voix nimbées d'échos à ses hits disco hédonistes qui collent les doigts, de ses pièces minimalistes crépusculaires à ses expérimentations dance entièrement électroniques, Russell a incarné 25 ans avant qu'elle ne devienne la norme l'idée qui régit toute la pop moderne : aucune hiérarchie ne doit séparer la musique d'avant garde de celle qui passe à la radio, Philipp Glass de Larry Levan ou le chant de gorge des montagnes mongoles (qu'il a étudié) de Abba (qu'il adorait). 

Trajectoire digne d'un personnage de Fante ou de Kerouac, rendez-vous (quasi volontairement) manqués avec le succès, mort solitaire et fauchée d'un visionnaire incompris, hyper sensibilité et schizophrénie créative : Russell coche toutes les cases du héros sombre, ceux que les ados aiment bien avoir en poster dans leurs chambres, comme la mythologie pop en a produit beaucoup, mais figure moins courante dans les musiques électroniques, par essence plus cryptées, moins flamboyantes, plus portées sur la sensation de la musique que sur l'héroïsation des musiciens. 

Son héritage est évident chez certains artistes, sur certains disques, dans certains courants - on parlait de la "healing house" de Kelly Lee Owens ou de l'electronica pop et syncrétique de Laurel Halo - mais on ne peut pas s'empêcher de la voir un peu partout, dans les très beaux disques nu-disco sortis par RVNG Intl., dans la collaboration de Actress avec le London Contemporary Orchestra, dans la popularisation du terme "musique aventureuse", dans l'affluence toujours plus nombreuse à l'Atonal à Berlin depuis le reboot du festival. 


L'idée directrice du travail de Russell, celle qui l'a sans doute empêché d'être plus entendu de son vivant, c'est la nécessité pour la dance (et la pop) d'aujourd'hui d'être solidement ancrées dans les musiques d'avant-garde d'hier, pour ne pas tourner en rond et devenir des distractions "automatiques et dépourvues d'intérêt", quitte à se perdre en route. Et ne jamais tomber dans l'ennui.