"De la musique de club pour les gens qui ne sortent pas trop en club. Mais plutôt living room club, tu vois. Quelque chose qui doit être appréciable, le disque que tu peux écouter le matin. Y'a un truc de journée, et puis non en même temps parce que quand t'écoutes Inoue Shirabe c'est très nocturne comme musique. Dans tous les cas c'est pas un truc de keums, ça m'ennuierait, ça..."
Cela fait une petite vingtaine de minutes que l'on discute avec Quentin Vandewalle, alias Zaltan, à la terrasse des Folies de Belleville, lorsque vient la question à la fois tarte à la crème et incontournable de la ligne de conduite et du fil rouge esthétique de son label Antinote, qui fête aujourd'hui ses cinq ans. Il a préparé une petite sauterie à la Station ce samedi pour fêter la sortie d'une compilation-anniversaire composée exclusivement d'inédits et au titre évocateur, Five Years Of Loving Notes. Une compilation que vous pouvez écouter en bas d'article et sur laquelle on retrouve les habitués de la maison, de D.K au fidèle de la première heure Nico Motte (qui s'occupe des visuels du label) en passant par le taulier IUEKE, les deux membres de Syracuse aujourd'hui éparpillés chacun de leur côté, ou encore Geena. Une compilation qui vient nous rappeler aussi qu'à la base, Antinote, c'était une bande de potes du 11e arrondissement de Paris qui s'est élargie, parfois jusqu'à Riga (Domenique Dumont), ou Düsseldorf (Tolouse Low Trax), mais qui est tout de même restée géographiquement ancrée à Paris.
Exotica de piscine, techno crado & house de calebute
Difficile de résumer ces cinq ans d'Antinote, tant le label a dès ses débuts fait sienne la notion d'éclatement (stylistique), tout en resserrant le spectre (topographique), Zaltan sortant exclusivement d'abord la musique de ses potes, et comprenant malicieusement que placer soi-même des garde-fous ou une ligne de conduite esthétique était le meilleur moyen pour mener tout droit à l'auto-caricature. On lui pose tout de même la question, car l'on sait que sous ses airs de de ne pas y toucher, le type est assez malin pour savoir comment garder une certaine fraicheur dans ses rangs. Il y a, bien sûr, cette manière de faire souffler le chaud et le froid, de balancer coup sur coup de l'exotica de piscine puis de la techno crasseuse et mal-aimable, de la deep house cocotier de calebute, puis enfin, sans prévenir, de l'EBM italo-noise suivi d'une compilation qui regroupe aujourd'hui tout ce petit monde, tout ceci de manière étrangement très cohérente.
Lui botte d'ailleurs assez habilement en touche lorsqu'on lui pose ce genre de question, préfère s'attarder sur les us et coutumes si particulières du quartier de Belleville (en l'occurence ici, des gamines qui mangent en face de nous des trucs qui ressemblent fortement à des yakitori en forme de sucette), nous demande si c'est pas Pilooski le type dans la Smart qui vient de se garer ("En tout cas il lui ressemble"). Une manière assez rafraichissante de faire le petit pas de côté, la petite dose d'humour qui lui permet, inconsciemment ou non, de se tenir à l'écart de la théorie, ou d'avoir l'intelligence de ne pas vouloir placer lui-même de dénominateur commun quant à ses sorties. On s'hasarde un peu en suggérant un truc très français, à la limite du franchouillard, une tradition farcesque qu'on peut remonter jusqu'à Rabelais et qui court dans la culture populaire d'ici.
Zaltan : "Je ne sais pas si on pourrait parler de farce. Ce qui est sûr c'est qu'il y a toujours un twist un peu golri, c'est mieux si la musique ne se prend pas au sérieux. Pour moi, mes références viennent plus de la Hague que de Detroit, des mecs comme Bunker ou Viewlexx. J'aime bien que ces mecs sortaient de la techno super sombre, toute breakée, et en même temps tu les vois en DJ set ils passent de l'italo ultra pétée, Abba à tue tête. En même temps tu peux pas trop savoir parce que les mecs jouent de l'italo ultra sérieuse, très premier degré. En tout cas c'est un bon débat de savoir où placer le petit brin d'humour en musique. Est-ce que Terry Riley a de l'autodérision dans sa musique ?"
"T'as déjà vu 808 State signé sur Trax ?"
On fait un parallèle évident avec la bande de L.I.E.S de Ron Morelli, qui, bien que lui sorte de la musique différente (et à un rythme de publication tout autre), vient lui aussi de ce terreau Bunker Records, et puisait également sur un réseau de proche à ses débuts, formant une cartographie précise de la musique d'une bande de New-York à un instant t :
"Au début, comme je comptais sortir les disques de IUEKE, on pensait que ça allait être un nouveau label de techno, mais en fait moi je sortais juste la musique de mes potes, et à la fin, ça créé un son, le son d'un groupe de personnes dans une ville. Au bout de 20 sorties les connexions se sont faites naturellement. Maintenant quand je vais jouer quelque part, à Glasgow ou ailleurs, plus personne ne me demande d'où je viens."
Ces observations sont assez symptomatiques du rapport récent qu'entretiennent les labels contemporains avec les musiques électroniques. Alors qu'on a cru à une époque qu'Internet allait entériner l'idée de la musique de club comme une musique hors-sol, dénuée d'ancrage géographique et faisant sauter les toutes dernières barrières esthétiques, on se rend compte que les choses ne se sont en définitive pas totalement passées comme prévues. Des labels comme Antinote ont pris le pli d'une forme de retour à la communauté (de diggers, de public, de quartier), un peu sur le modèle de canaux historiques comme Strictly Rhythm ou Dance Mania. Et comme nous le dit Zaltan lui-même : "T'as déjà vu 808 State signé sur Trax ?" Au point que ces pratiques que l'on pensait du passé sont aujourd'hui revenues au premier plan et ont engendré leur lots d'émules, chacun voulant aujourd'hui monter son propre label.
"Y'a tellement de labels qui fleurissent, mais genre tous les jours mon gars, sur le mode : "Qu'est-ce que je vais faire ? Je suis en école de com' avec option management de projet culturel". Tu peux être sûr que les 3 mecs cool du master, leur projet de fin d'année ça va être : "monter un label". Alors que moi quand j'ai voulu monter Antinote, je trainais pas mal avec Cosmo Vitelli qui maintenant est à Berlin, ou un mec comme Gilb'r, et tous ces gens là me disaient : "Fais pas ça, c'est un gouffre." Alors qu'aujourd'hui c'est trop cool de monter ton label." (rires)
Glissement esthétique & décomplexé
Signalons tout de même un glissement ces dernières années, qui a fait qu'une esthétique, aussi éclatée soit-elle, d'un label comme Antinote puisse aujourd'hui exister pleinement. Personne n'est aujourd'hui sans avoir que plus personne ne fait, n'écoute ni ne consomme de la musique comme il y a cinq, voire dix ans, principalement dû à la grande bibliothèque à ciel ouvert d'Internet dont on parlait plus haut. Le décloisonnement des pratiques d'écoute ne s'est pas seulement fait en ouvrant toutes les mannes, les canaux et les ramifications à tout le monde, mais a également donné permis aux iconoclastes de se décomplexer.
"Geena, si il s'appelle comme ça, c'est parce qu'il voulait faire clairement un projet New Beat. Sauf qu'il est né dans le Poitou, en 86 ou 87, d'un père gendarme. Il a des pochettes avec un gros smiley jaune dessus, en même temps ultra ordi, ultra digital, du coup les esthétiques n'ont rien à voir ensemble. Le son n'a rien à voir avec tout ça non plus, on est plus proche d'un truc de house contemporaine, deep et un peu glitchée. Et clairement il s'en fout de savoir si son cahier des charges colle avec le skeud à la fin."
C'est peut-être ce qui fait la fraicheur du label aujourd'hui, l'assurance de savoir que l'on a entre les mains de quelque chose de sauvage dans ses pas de côté - que la musique d'Antinote soit accessible, chaleureuse ou immédiate importe peu d'ailleurs, tant semble compter chez eux l'ingénuité de la première fois. Le contexte de création et d'archivage contemporains font que les possibilités semblent toujours rester ouvertes. On va ainsi pouvoir dégoter et ressortir des cassettes de techno de 1993 qui vont sonner comme un maxi digital de 2017, puiser dans les coins et recoins de la pop culture, se jouer de tous les signes disponibles à portée de main puisque ceux-ci ne sont plus autant chargés de symboles comme ils ont pu l'être par le passé. Cela donne lieu à une créativité toujours intacte, pourvu qu'on sache jongler avec, faire feu de tout bois et surtout savoir se retourner quand il faut. D'ailleurs, Zaltan s'est lui-même mis à la musique récemment :
"Il y a ce disque qui va sortir et où moi je chante et j'ai un trac de dingue. Je viens de me faire plaquer par ma meuf, je fais un disque de pop éthérée et nostalgique. Raphael et Nico Motte pensaient qu'on faisait du grunge à la base. Je leur ai dit : "Les gars on fait pas du tout du grunge, vous êtes dingues". Par contre on peut dire qu'on fantasme du grunge, ouais du coup là ça marche."