© Charlotte Tournilhac
À l'occasion de la sortie le 25 juin dernier du nouvel EP de Kaumwald sur Opal Tapes, on en a profité pour fignoler une interview débutée à la suite du festival Sonic Protest avec une moitié du duo, Ernest Bergez. On vous a régulièrement tenu informé dans ces pages de l'activité de ce touche à tout débrouillard dont les travaux explorent de nouveaux territoires qui ne lassent pas l'oreille avertie. Il était plus que temps d'en savoir plus sur le bonhomme et ses intentions. Musicien tout autant que technicien, Ernest nous parle de son rapport à la tradition et à la modernité, de ses méthodes de travail seul ou à plusieurs, de l'usage des répertoires en concert et dans les bals. Mais surtout, il nous parle de l'urgence de l'altérité comme méthode pour faciliter l'éclosion de nouvelles potentialités esthétiques - ou comment faire du neuf avec du vieux.
Qu'est-ce qui t'a motivé à monter Sourdure ? Pourquoi, par exemple, ne pas avoir continué sous le nom L'Enclave ?
Sourdure existait déjà avant que je ne m’attaque au répertoire traditionnel du Massif central. Je composais des sortes de chansons électro-acoustiques, avec pas mal de collages et des voix bricolées. J’utilisais la parole comme matériau musical et le principe de ritournelle était déjà bien présent. En parallèle je me suis procuré un violon que j’ai immédiatement mis à profit. Ces recherches ont constitué le socle de ce que je fais aujourd’hui. Je côtoyais régulièrement des musiciens traditionnels, j’ai fait mes premiers pas de bourrée, mes premiers coups d’archet dans les bœufs et ces nouvelles pratiques se sont mêlées à ma démarche. Ce croisement à commencé à se matérialiser dans L’Enclave (duo avec Mélissa Acchiardi) et dans mes travaux solo. Les deux projets étant très proches, il fallait faire un choix et les distinguer. Comme j’avais besoin de me retrouver seul aux manettes, d’avancer dans la recherche sans faire de concessions, j’ai choisi de me concentrer sur Sourdure.
Tu as clairement des affinités avec les gens du collectif La Novia, pourtant tu n'as pas signé ce premier EP chez eux, pourquoi ?
La Nòvia n’est pas un label à proprement parler mais un collectif qui rassemble plusieurs groupes. Concrètement, les disques sont produits par les groupes eux-même, l’association fait quant à elle un travail de développement, de diffusion et gère la partie administrative. Il a été question d’une coproduction avec La Nòvia pour La Virée. L’idée a été soumise mais non retenue, le collectif mettant la priorité sur le développement des groupes qui le constituent. Cela n’empêche pas les collaborations : nous échangeons beaucoup, il y a une véritable émulation. Par ailleurs, je fais partie de La Nòvia en tant que sonorisateur du duo Faune, dont je vais enregistrer le prochain disque.
Tu es natif du Massif central ? Si oui, enfant avais-tu des relations ou des liens avec les musiques traditionnels ? Des souvenirs particuliers ?
Je suis né à Lyon mais j’ai des attaches familiales dans le Puy de Dôme. Jusqu’à ma rencontre avec Clémence Cognet et Jacques Puech je n’avais pas connaissance de l’existence d’une tradition musicale en Auvergne. Pas de mots de ma famille de ce côté, bien qu’a posteriori je me sois rendu compte que plusieurs membres de la famille connaissaient des chansons traditionnelles de la région. La recherche à partir du répertoire traditionnel est arrivée dans ma démarche par la rencontre avec Clémence et Jacques lors de ma formation au CEFEDEM de Lyon (centre de formation des enseignants de la musique, ndlr). J’ai réalisé à leur contact que la notion d’ancrage de la pratique musicale dans un territoire et dans une aire culturelle donnée me parlait.
As-tu su ou ressenti pourquoi il n'y avait "pas de mots de ce côté" ? Est-ce une honte liée à l'histoire d'après-guerre où l'État a amplifié sa volonté d'imposer le français et délaisser les patois régionaux ? Ou un désintérêt de la part des membres de ta famille pour ce patois ? Et depuis que tu sais que certains d'entre eux avaient connaissance du répertoire traditionnel, est-ce que quelque chose a changé dans ta relation avec eux ? Ont-ils, par exemple, écouté La Virée ?
J’ai vite compris que le patrimoine musical et oral de la région avait subi une forte dépréciation au cours du XXème siècle. Les principales causes : l’hégémonie de l’idéologie du progrès et la volonté de l’État d’imposer le français comme seule langue usuelle. À l’école, l’expression en patois était interdite et sévèrement sanctionnée. Le système a bien fonctionné et l’État a réussi son unification linguistique avec brio. On mesure bien actuellement l’ampleur de ce désastre : peu de gens parlent les langues locales, les musiques et danses traditionnelles sont mal connues et encore vues comme des expressions désuètes et un peu suspectes. Dans ma famille, il y a peu d’intérêt pour le patois et peu de connaissances à son sujet. Les musiques et danses locales sont vues d’un regard amusé et distant. Cette méconnaissance du patrimoine oral est révélatrice de la rupture entre le monde paysan et le monde des villes et des bourgades. Implantée depuis longtemps dans le Puy-de-Dôme, la famille du côté de mon grand-père vient de la petite bourgeoisie et donc, logiquement, la culture familiale s’est plutôt forgée en se distinguant de la culture paysanne, du moins c’est comme ça que je l’interprète. Aussi, cette famille est originaire d’une région frontalière, aux confins de la zone occitane, où l’occitan auvergnat est moins présent. Depuis que je joue ces musiques, mon rapport avec la région a changé : je la redécouvre, j’y suis attaché et souhaite y développer des choses. Ça m’a rapproché de mes grands-parents. Ils ont écouté La Virée et je crois que ma démarche les concerne et même qu’ils en sont assez fiers, bien que ce ne soit vraiment pas une musique facile à assimiler pour eux.
Vu cette réponse, j'imagine que tu souhaites aussi impliquer tes auditeurs dans un autre rapport à la musique ? À l'église Saint-Merri, j'ai trouvé ton concert en décalage : à l'origine, c'est quand même une musique de danse, de rassemblement, de fête, d'insouciance… et là, une écoute très distraite, passive !
Je ne joue pas seulement des musiques de fête et d’insouciance mais le dénominateur commun est effectivement le rassemblement. Par conséquent, l’implication et le retour "énergétique" des auditeurs sont absolument nécessaires pour moi. Ça me permet de m’accorder à eux, de trouver une justesse dans le ton, dans l’adresse et dans l’énergie. Lorsque je suis coupé du public, comme c’était le cas à l’église Saint-Merri pour le Sonic Protest, je me sens détaché du contexte, je joue à l’aveugle et du coup la musique devient moins vivante et perd de son sens. Pour cette raison, j’essaye de jouer le plus souvent au milieu du public. Le cadre du concert et les conditions normées du spectacle sont souvent des obstacles pour moi : l’espace scénique séparé du public, les moniteurs de retour, l’éclairage, l’habitude de passivité du public…En bal, ou lorsque les gens se mettent à danser spontanément, ma musique prend une autre tournure ; ça s’anime, les morceaux s’étirent, je double ou triple les couplets des chansons, je fais des variantes rythmiques et mélodiques en fonction de la danse. Dès mes premiers concerts en solo, j’ai cherché à être perméable au contexte, à pouvoir m’adapter et inventer sur le vif. Je laisse toujours une part d’imprévu ; diapason variable, structure flottante, mélodies improvisées sur des textes existants…
J’ai deux répertoires différents : l’un pour le concert, l’autre pour le bal. Je pioche dans les deux en fonction du contexte et de l’humeur générale. Récemment, j’ai compris que mon dispositif technique était trop imposant visuellement et que le ratio entre la complexité du dispositif et les sons qui en sortaient était mauvais : beaucoup de matériel, peu de sons. C’est un frein pour moi mais aussi pour le public que ça peut potentiellement rendre perplexe, faire réfléchir là où il n’y a pas besoin. Je travaille en ce moment sur cette problématique. Sourdure a toujours évolué : le projet existait avant sous une forme différente, entre musique concrète et poésie sonore, où j’utilisais le langage comme matériau de base pour la composition. Il s’agissait de jouer avec le rythme, la tonalité, l’articulation de la parole en relation à un environnement sonore électro-acoustique. Puis j’ai pris conscience que les outils que j’utilisais (l’informatique, les synthétiseurs…) induisaient un risque permanent de déracinement et une trop grande élasticité dans la temporalité du travail : tu peux toujours revenir en arrière, tu peux toujours tout changer. J’ai compris que cela m’écartait de l’expérience, du moment, alors que je cherchais précisément à travailler dans l’immédiateté, à vivre une expérience avec et au travers du son.
Je ne l'aurais pas mieux dit, et te rejoins tout à fait sur ce point ! Du coup, les musiques traditionnelles sont-elles un moyen de revenir à des choses plus essentielles, enfouies et profondes auxquelles notre condition "moderne" nous aurait arrachées ?
Exactement. Même si ce n’est pas pour cette raison précise que je me suis mis à jouer du violon et à chanter, j’ai eu la forte intuition que le passage par les instruments acoustiques et par des musiques très éloignées de ce que je pratiquais me ferait toucher quelque chose de fondamental. Ça a contaminé mon rapport à l’électronique. Sans établir de hiérarchie entre ce qui serait plus ou moins essentiel dans les pratiques musicales, sans opposer le "neuf" à l’ancien, l’électronique aux instruments acoustiques, je cherche plutôt à trouver comment tout cela peut danser ensemble, comment ces pratiques peuvent se compléter et se modifier mutuellement. À une échelle globale, je crois qu’il est essentiel aujourd’hui de redéfinir une écologie dans nos pratiques au-delà de tout manichéisme, entre les pratiques issues du progrès technologique et les pratiques traditionnelles, parfois un peu enfouies.
Avec Sourdure, comme avec L'Enclave, tu procèdes à ce travail de "décorticage sonore" où l'électronique tient justement un rôle important. Comment tu articules ces projets avec ton duo Kaumwald ? Voire avec ton travail de technicien ?
Dans tous mes projets, j’utilise l’électronique, les outils de traitement et de production du son pour décaler les objets sonores, créer de l’ambiguïté, du contraste ou construire des "paysages". Mon approche de la composition s’est forgée avec les outils électroniques et cela se répercute à la fois sur mon travail de technicien et sur ma façon d’aborder les instruments acoustiques. Je compose beaucoup par procédure et la logique probabiliste traverse ma façon de penser la pratique musicale, ce qui induit de fait une approche tournée vers l’expérience. En quelque sorte, le studio est mon instrument de départ et du coup, j’aborde la sonorisation, l’enregistrement et le mixage en tant qu’interprète. Mes projets musicaux ont une grosse influence sur mon travail de technicien et vice-versa. En tant que technicien, je m’engage seulement sur des projets qui m’intéressent musicalement, et la plupart du temps, j’y suis fortement impliqué, pas vraiment comme un technicien mais plus comme un producteur.
De même, mes différents projets sont en vases communicants et se nourrissent les uns-les autres. Tout ce que j’ai pu faire avec Sourdure, Tanz Mein Herz, L’Enclave, Nakishima a modifié mon approche de l’électronique dans Kaumwald (espaces sonores réels, sources acoustiques). Ces différents projets ont renforcé la quête dans Kaumwald d’une musique électronique vivante, animée par une gestuelle. Le geste instrumental et le mouvement sont devenus des points de départ. Je m’inspire des instruments acoustiques, de leurs timbres, des logiques du jeu instrumental (le principe de bourdon à pulsation rythmique de la vielle à roue notamment). Pour autant je ne cherche pas à les simuler : j’aime les sonorités électroniques brutes et les combinaisons bien tranchées avec des sources acoustiques. Souvent, j’enregistre les sources électroniques comme si c’était des instruments acoustiques : avec des micros. Ça leur donne un corps résonnant, une ombre en quelque sorte.
Kaumwald
Sourdure est un travail solo mais qui comporte plusieurs collaborateurs. Tu pars uniquement de titres du répertoire auvergnat retravaillés ou la part d'improvisation joue une part importante ? Quelle est la place laissée à ces collaborateurs dans la compo/impro des titres ?
Au départ, j’ai pris le répertoire traditionnel comme un matériau à travailler, à bricoler et à partir duquel broder de la musique neuve. J’ai ensuite pris ce répertoire comme un cadre général. Je me permets beaucoup de liberté vis-à-vis des thèmes et des chansons que je reprends. Parfois je travaille une chanson en amont et les arrangements s’improvisent en concert. L’habitude de jeu me permet de trouver des nouvelles mélodies cadrées par les modèles traditionnels. C’est une démarche qui va de pair avec la pratique des musiques traditionnelles, en tout cas je l’envisage comme ça. Concernant les collaborateurs, pour la réalisation de La Virée il y a eu deux cas de figure : soit j’avais quelque chose de très précis à demander, (une mélodie, des ornements, une articulation rythmique…), on partait de quelque chose que je transmettais et on essayait de trouver ensemble comment le faire sonner, soit j’avais l’idée d’une forme, je donnais un cadre et je laissais la personne libre de sa proposition à partir de ce cadre (comme par exemple avec Jacques Puech ou ÈLG avec qui nous avons travaillé à distance).
Et composer en duo avec Kaumwald, quelle est la recette ?
Pour Kaumwlad, le point de départ est le jeu instrumental, en duo la plupart du temps et avec une grande part d’improvisation. Nous utilisons conjointement trois procédés d’écriture ; construction d’un patch autonome, improvisation sur dispositif électronique et collage de matériaux préexistants. La matière enregistrée constitue une base déjà complexe et vivante. Partant de cette base, nous structurons de manière schématique la pièce, en définissant grossièrement des parties et des durées. Puis nous ajoutons des couches supplémentaires, soit des parties jouées par dessus, soit des éléments isolés dans des prises déjà réalisées (field recording, passage différents de la même prises...). Le fait de partir d’une matière jouée et pré-contrainte nous permet de cadrer efficacement la composition et aussi de travailler à distance. Dans ce cas nous nous échangeons le morceau en chantier, apposant chacun des couches successives de travail.
À propos du premier EP de Kaumwald, des titres comme Léthé ou Styx traduisent une référence à l'antiquité grecque : c'est voulu ?
Ce qu’on faisait avec Clément Vercelletto à l’époque de la réalisation du premier disque m’a donné envie de mettre mon nez dans les grands mythes et de voir ce qu’il s’y passait. Du coup je me suis mis à lire l’Odyssée d’Homère. Pour moi, les titres "Léthé" et "Styx" viennent mettre des mots sur une sensation qu’on a éprouvé avec Clément : on avait l’impression d’avoir touché quelque chose d’atemporel, comme si les morceaux pouvaient être très anciens et complètement actuels à la fois. Il y a une accointance avec l’idée du mythe ; ce sont des morceaux qui ont des déroulements très clairs, des trajectoires très lisibles dans leurs structures, comme de grands mouvements de masse. Le Léthé et le Styx sont des fleuves qui drainent toutes sortes de fantômes et je retrouve cette sensation dans nos morceaux. C’est une analogie de forme plus qu’une référence. Ça donne des images potentielles.
Justement, tu cherches à faire passer quelque chose à travers tes musiques (émotions, idées, positions) ?
Oui. Je cherche a faire travailler les émotions et l’imaginaire, à provoquer des émotions au-delà des stéréotypes binaires : sombre/lumineux, triste/gai, positif/négatif… Dans mes intentions, il y a un projet utopique, poétique et politique : donner à imaginer/penser des mondes possibles. Avec chaque bout de musique, j’ai envie de dire (timidement) "c’est possible, il y a du possible et il nous appartient de le faire advenir".
Comment s'est monté la sortie de ce disque sur Opal Tapes ? Des affinités avec d'autres artistes signés sur le label ?
Nous nous étions fixés comme objectif de sortir le premier disque sur un label étranger. C’est un ami qui nous a suggéré Opal Tapes, que j’avais découvert peu de temps auparavant. Ça nous a paru évident. On a contacté Stephen Bishop qui nous a immédiatement répondu et a voulu sortir le disque. Au début, nous connaissions très peu ce qu’il y avait sur le label, mais ce que fait Stephen Bishop sous le nom de Basic House, Wanda Group, Lumigraph, 1991…ça nous a tout de suite plu. À cette époque il y avait un mouvement de réinvestissement de la techno dans un contexte plus expérimental et brut, avec une dimension punk.
Et quel est ton sentiment sur les scènes techno d'aujourd'hui ?
Il y a eu un effet de mode avec ce retour bruitiste et crado de la techno. C’était très excitant, mais la spontanéité et l’étrangeté se sont vite fait rares je trouve et ça m’a lassé. Aujourd’hui, je trouve les productions trop nombreuses, trop uniformes et pas toujours bien digérées. Souvent on sent qu’il y a une formule. C’est lassant et parfois ça manque de sincérité. Pour autant il y a toujours des choses qui me plaisent dans cette sphère esthétique : Pizza Noise Mafia, NMO, Low Jack. Maintenant nous prenons une direction un peu différente, mais à ce moment cela coïncidait parfaitement avec ce que nous faisions. Depuis, nous travaillons plus spécifiquement sur les longs formats, le son continu et l’écoute que cela suscite. Nous avons peu à peu écartés les références stylistiques évidentes à la house music et à la techno, même si une parenté demeure. Nous nous dirigeons vers un côté plus "dub" en un sens. Dans ses humeurs et sa tonalité, notre musique est plus nuancée, moins volontairement sombre ou bruitiste. J’apprécie l’exigence et la cohérence artistique d’In Paradisum et leur démarche de rapprochement entre la culture techno et les scène indus/noise me parlent. S'il y a des points de recoupement évidents (avec Low Jack notamment), personnellement, je ne me sens pas forcément proche de l’esthétique globale du label. Pour autant, je suis très content de notre collaboration pour Kaumwald. Nous ne proposons pas la même musique pour In Paradisum ou Opal Tapes. Ça nous place dans un contexte d’altérité et c’est vraiment bénéfique.
Le nouveau maxi de Kaumwald, Rapa Nui Clan, est sorti le 25 juin sur Opal Tapes. Il est à noter qu'Ernest Bergez se produira sous le nom de Sourdure ce jeudi aux Instants Chavirés en compagnie de Mulan Serrico et Point Invisible dans le cadre d'une soirée Chanson Française Dégénérée. Les infos sont disponibles ici.
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