Peut-être cette interview était-elle une mauvaise idée. On n’accouche ni les êtres ni les esprits par correspondance, l’art de la maïeutique comporte ceci de très rigoureux qu’elle est ineffective hors des vis à vis. Steve Goodman, réputé éloquent et loquace – aussi bavard que sa musique – ne fonctionne pas à distance. S’entretenir avec lui sans se rencontrer – s’entend par voie de mails - était peut-être une mauvaise idée. Goodman a théorisé la musique et les fréquences basses (notamment au sein d’un ouvrage : Sonic Warfare: Sound, Affect, and the Ecology of fear) comme outil anthropologique, il est très philosophe quant à son exercice, c’est un chirurgien du rythme et un des véritables auteurs de l’électronique. Il a enrichi son vocabulaire. Dans ses primes années, Kode9 jouait ce qu’on nommera ultérieurement dubstep. Bref, une des lumières modernes de l’électronique dont on ne profitera pas.
La correspondance contemporaine n’est pas seule responsable. Une question suffisamment idiote dès l’entame peut suffire à désamorcer le reste de l’entretien. L’ânerie : « mais Steve, après dix ans à la tête d’Hyperdub à définir un pan de l’électronique, après plusieurs œuvres en compagnie de Spaceape, pour quoi un premier solo maintenant ». L’Amertume : « parce que mon collaborateur de toujours, Spaceape, est décédé l’an dernier d’une forme rare de cancer ». Si le premier pas est tordu, le reste boitera.
Kode9 - Respirator (Taken From 'Nothing' Released Hyperdub Nov 2015)
03:22
L’amende honorable payée, observons
Nothing. C’est un traité autour du néant, du vide, de l’absence. En attestent des titres comme "Wu Wei" (concept taoïste qui peut être traduit par « non-agir » ou « non-intervention» selon Wikipédia) ou encore "Casimir Effect" (effet dû aux fluctuations quantiques du vide toujours selon Wikipédia). En obtenant peu ou plutôt rien de Goodman, finalement, on a capturé la matière première de l’album.
Nothing brille par l’absence ; l’absence résonne en tout dans l’objet. L’absence des êtres chers et leur résistance dans le présent. «
Nothing est hanté par les présences de The Spaceape et DJ Rashad. » confesse t-il. «
Je voulais ressusciter The Spaceape en tant qu’hologramme sur Nothing,
qu’il revienne d’une sorte de zone d’immortalité digitale.
C’est pour ça que le titre Third Ear Transmission sonne ainsi. Dans les visuels de mes futurs lives - en compagnie de l’artiste Lawrence Lek - The Spaceape sera un cameo holographique. Quant à Rashad, son spectre se distingue clairement dans beaucoup de rythmes de l’album. »
Kode9 & The Spaceape - The Devil Is A Liar (Hyperdub 2014)
03:32
L’absence. La finitude des êtres et des choses. La perte. Et son corollaire le déni. Sur
Nothing, on croit assister à une grande manœuvre de Kode9 pour que demeure les êtres et les genres. La ghetto house, la juke, le 2-step… autant de genres ancrés dans le temps - datables et périssables - que Goodman plonge dans sa cire pour leur offrir l’éternité. Les rendre intemporels. Il nuance : «
Si c’est vrai, rien de tout ça n’est intentionnel. Je n’ai aucune grande intention via cet album – c’est pour ça qu’il s’appelle Nothing.
Mais comme l’album est majoritairement instrumental, et parce que j’assemble beaucoup d’influences décontextualisées, peut-être que j’ai mis le doigt sur une sorte de non-place ou de zone de transit entre les espaces et les temps. » Peut- être.
Mais de quoi est faite cette cire ? D’une matière rusée, rigoureuse, vigoureuse qui cristallise l’ensemble. Une texture à l’épreuve du temps pour le libérer de ses affres du temps ? Un triptyque (Wendy) Carlos / Philip Glass / Sakamoto dans la matière pour lier cet ensemble d’influences décontextualisées. Des influences pas si décontextualisées dès que l’on épluche le registre : Burial, Ikonika, Rashad, Lanza, Halo… L’album cite et traverse tous les faits marquants d’une décennie d’Hyperdub, comme un dernier regard lancé par Goodman avant de tourner la page. «
Je pense qu’en tant que producteur j’ai fini par synthétiser un paquet de sorties Hyperdub, tirant des traits d’unions entre elles, les distillant dans quelque chose de plus grand – je l’espère – que la somme de leurs actes. En tant que premier album solo, Nothing
est la fin d’un chapitre et le début d’un nouveau, c’est vrai. » Chargé sentimentalement, en êtres, en moments,
Nothing n’est définitivement pas rien, c’est le rite de passage de Kode9.