Singer le passé pour tenter de se donner une consistance (et une carrière) au présent n'est pas nouveau. On déplorait déjà dans ces colonnes en 2012 "ces enfants du grunge qui ont bien du mal à broder leur propre histoire" (à propos de Metz et sa version sans gluten du noise rock Touch & Go). Cinq ans plus tard on se retrouve un beau matin dans un hôtel du 9e arrondissement devant le même constat : ce qui passe pour un gentil hommage au passé sur le disque, appuyé par un communiqué de presse savamment référencé ne donne pas forcément une bonne interview. Kevin Morby, assis en face de nous, s'est vêtu de tous les atours du troubadour folk new-yorkais (au sens propre) et vient défendre City Music, nouvel album plus ou moins concept sur la ville et qui ragasse (plutôt avec talent, sinon on ne serait pas là) la grande tradition du rock lettré américain, (Dylan, Patti Smith et Television en tête). Le souci c'est que du côté du discours, le jeune américain ne semble pas avoir travaillé aussi bien son personnage. Et que face à nous se dresse (mollement) une version Urban Outfitters du passé grandiose du songwriting américain qui ne semble pas vraiment avoir ouvert un livre ni respirer une seconde en dehors de son microcosme de musicien middle class indie. Finalement les fautifs, ce sont peut-être nous, les médias, qui à force de chercher du storytelling et des clés de compréhension à tout prix et partout se retrouvent parfois face à ce type de gentil garçon qui voulait juste jouer de la musique et ne rien dire sur le monde qui l'entoure - ou, à l'inverse, face à une jeune rappeuse à équidistance de la fumisterie et de l'hyper sincérité qui nous livre une mythologie clé en mains à coups de références disparates et pas toutes maîtrisées. On en reparle dans cinq ans ?

Kevin Morby - Come To Me Now (Official Lyric Video)

04:52
En me promenant dans les rues de Paris ces derniers jours j'ai été frappé par le contraste de plus en plus fort entre des gens en situations de détresse sociale et même physique extrême et d'autres couches de la population qui affichent leur opulence. Je me demandais quelle vision de la ville proposait ton dernier album, dont c'est le thème central...

Oh, c'est une vision poétique. Une ville du passé qui n'existe plus, ça ne parle pas de gentrification...

Justement dans le passé, Los Angeles, New York, Paris, Londres étaient des centres créatifs. Aujourd'hui Internet a mis un peu tout le monde à la même place. Comment tu te situes par rapport à ça ?

New York a une influence, Internet a une influence, bonne ou mauvaise. Mais les gens créatifs vivent encore dans ces villes qui sont un peu des "hubs".

Tu as vu Paterson, le dernier Jarmush ? Ca parle justement de cette lutte entre un personnage qui refuse le présent et sa compagne qui ne le comprend pas...

Je l'ai vu, c'est un bon film.

Tu as l'impression que la musique parfois telle que tu la pratiques te protège du monde extérieur et de la réalité du présent ?

Oui c'est une bonne façon de présenter les choses. La musique est un échappatoire.

Ce que j'ai aimé sur ton album, entre autres choses, c'est que les références musicales ne sont pas forcément clairement énoncées, on est dans une vision globale de la musique folk urbaine, presque comme une mixtape en fait...

Oui mes influences sur cet album sont plus 70's que 60's. Le côté mixtape c'est surtout qu'il y a un thème. Mais ça m'était un peu égal qu'il y ait une unité entre les morceaux. Certains ont été enregistrés l'été, d'autres l'hiver. Mon truc c'était d'avoir un thème, donc j'ai choisi la ville.

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Tu écoutes Drake ?

Non.

Je te parle de Drake, car sa dernière mixtape et pas mal de sorties du rap mainstream américain tentent de convoquer tous les sous-genres actuels et toutes les esthétiques sur un même format.

Ah ok, je ne savais pas.

Je trouve que ton album rejoint un peu cette approche : il y a du Dylan, du Springsteen, du Patti Smith, du Television.

Oui j'aime bien les hits de Drake, je dois l'avouer. Mais ce truc de mixtape ça a l'air un peu épuisant.

Tu as cité Patti Smith et John Darnielle précédemment comme influences. Tu aimes quand le rock et la littérature se rencontrent ?

Oui j'adore quand les chansons sont des histoires, avec de la poésie.

En parlant de littérature, et puisque ton disque parle de la ville, je voulais te parler de Guy Debord et des situationnistes.

C'est un photographe, c'est ça ?

Kevin Morby - No Place To Fall (Townes Van Zandt Cover)

03:16

Non, non. Les Situationnistes ont théorisé une pratique qu'ils ont appelé la "dérive" et qui oppose à la ville, qui serait une construction capitaliste et donc aliénante, une nouvelle façon de s'approprier l'espace urbain. En gros tu marches dans la ville et tu essaies de comprendre et détourner les effets psychologiques et affectifs qu'elle peut avoir sur toi...

Ah d'accord. Tu sais j'ai vécu à New York longtemps et une des choses que je préférais c'était de marcher dans la ville. Je sais ça va sonner cheesy mais... j'adore marcher.

Tu as une maison dans le Kansas je crois, comment ça se passe là bas depuis que Trump est arrivé au pouvoir ?

Oh c'est pareil que partout ailleurs dans le pays. J'habite à L.A. surtout mais j'y ai passé quelque chose comme deux mois cette année. Des gens sont en colère, d'autres sont contents.

Cette nouvelle présidence a été présentée par les analystes politiques comme la rupture entre deux Amériques : celle des villes et celle des campagnes qui se sent abandonnée par les élites. Ton album lui revendique clairement son appartenance à la première "caste".

Oui sûrement. Mais bon j'ai grandi dans le Kansas et pourtant je n'ai aucun ami qui supporte Trump. Après il y a aussi des supporters de Trump à Los Angeles et New York hein. Mais je voyage beaucoup et ça m'a aidé à me rendre compte que le monde est immense et qu'il y a beaucoup de gens qui ont beaucoup de problèmes.

Tu te sens déconnecté parfois, en tant que musicien ? Même quand tu voyages dans une autre ville ou un autre pays, tu restes cantonné dans un milieu très codifié avec des gens qui te ressemble et généralement qui pensent comme toi (et qui souvent sont venus te voir en concert...)

Je ne me sens pas déconnecté quand je pars en tournée. Quand je rentre à L.A ou à Kansas City, je retrouve ceux que j'aime. Et puis pas mal de mes amis sont aussi musiciens.

Ce que je voulais dire c'est qu'en tant que musicien, ta vision du monde qui t'entoure peut rester assez unilatérale. Quand tu es barman ou instituteur tu es plus facilement confronté à la diversité du monde que quand tu passes de festivals en festivals... Tu ne te sens pas dans une bulle parfois ?

Non, je rencontre des gens tout le temps, des ingés sons, des gens du staff, des passagers de l'avion quand je voyage. C'était ça ta question ?

Non pas vraiment, ce que je veux dire c'est que souvent les musiciens sont coupés du monde et seulement en relation avec des gens qui les idolâtrent et les brossent dans le sens du poil. Ce qui fait que c'est une vision du monde très auto-centrée...

Oui, d'accord je comprends. Tu peux penser ça mais il y a plein de moments qui sont durs tu sais. Il y a toutes ces fois où je suis le rocker sale avec sa guitare qui embête tout le monde dans l'avion. Alors oui quand je suis sur scène les gens applaudissent mais ça ne dure que quelques heures. Après des fois je me sens comme une merde.

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L'année dernière j'ai interviewvé DIIV qui me racontait qu'ils ont fait partie de la dernière génération de groupe avant la gentrification de Brooklyn...

Alors ça, ça me fait bien rire parce qu'ils ont joué un rôle énorme dans la gentrification de Brooklyn. Eux et moi d'ailleurs.

Tu sens le poids de l'héritage musical new yorkais parfois ?

New york est une ville difficile mais elle permet de créer de la belle musique. Les loyers élevés et tout ça n'aident pas c'est sûr.

Et Los Angeles est différente ?

Je me rappelle d'une citation de John Doe, le guitariste de X qui racontait que la première fois qu'il était allé à New York il s'était rendu compte que les musiciens n'avaient pas de voiture, ils devaient prendre le métro avec leurs guitares et leurs amplis et il disait "bon ils ont gagné" (rires). L.A peut être difficile. Mais c'est une ville pleine d'opportunités tu peux être découvert facilement et c'est beaucoup plus difficile quand tu viens d'une petite ville.

Tu peux nous parler du morceau "Cry Baby", celui que je préfère sur le disque ?

C'est un morceau qui parle du fait de se sentir seul et isolé dans une grande ville. Et du fait de subir la pression sociale, qui t'oblige à être comme tout le monde.

Ca me faisait penser un peu à "Because The Night" de Patti Smith, qui parle aussi de l'attente et de la solitude.

Ah cool oui.

Ce morceau a été composé par Bruce Springsteen, c'est quelqu'un qui t'influence ?

J'adore Springsteen.

C'est un musicien qui aux USA a réussi à unifier ces deux Amérique dont on parlait toute à l'heure, rurale et urbaine...

Oui c'est très vrai. C'est vraiment le meilleur. Enfin ce n'est pas le meilleur mais un des meilleurs.


Tu dis ça un peu comme "America's coffee is the best"...

Je ne sais pas, je ne bois pas de café. C'est quoi le meilleur café pour toi ?


Italien je dirais...

City Music sera disponible le 16 juin via Dead Ocean, il se pré-commande ici

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