Le dogme, les règles stylistiques, les codes de conduite, d'honneur : tout cela fait partie prenante des contre cultures musicales depuis la nuit des temps (modernes). Que ce soit le hardcore new-yorkais ou la techno gabber, l'énorme paradoxe est toujours le même : si en voulant être différent je rejoins un groupe uniforme, est-ce que je ne reproduis pas à l'échelle d'un microcosme les travers sociétaux que je fuis ?
Quel a été l'élément déclencheur du projet du film?
Franck : Camille et moi avons grandi ensemble dans un bled du sud de la France. On a découvert le black metal en 93 et c’est vite devenu la seule chose qui comptait pour nous durant notre adolescence. On avait chacun nos groupes respectifs. Des années plus tard les hasards de la vie ont fait qu’on se retrouve tous deux réalisateurs, lui à Paris et moi à Londres. Chaque fois qu’on se croisait on parlait de faire un docu sur le black metal français. On voulait faire un objet graphique avec une âme plutôt que de faire du sensationnalisme. On voulait parler des artistes mais aussi par procuration de notre propre experience.
Camille : Ca fait un bout de temps qu'on avait envie de faire ça, lorsqu'on vieillit on est toujours nostalgique des expériences fortes qu'on vit adolescent, on a l'impression que c'est unique. En discutant avec Franck, on se disait ne pas avoir vu un bon docu sur le BM, a fortiori français, donc l'occasion était là !
La présence de Thurston Moore m'a beaucoup surpris. Déjà parce qu'il n'y a pas d'autre intervenant extérieur et aussi car il fait partie des gens qui ont gentrifié le black metal (avec Liturgy par exemple). Pourquoi cette interview?
Franck : Le terme gentrification me dérange un peu, c’est un terme qui est maintenant utilisé à tout va et qui a perdu tout son sens. Par définition on ne peut pas parler de musique gentrifiée ou d’artistes gentrifiés, ça n’a pas de sens. Si tu fais référence au fait que les hipsters soient devenus friands de black metal ces dernières années je pense que c’est un phénomène qui s’est développé bien avant que Thurston Moore ne commence à parler de black metal.
Le fait d’avoir quelqu’un comme lui dans le documentaire permet d’avoir un regard externe au black metal et externe à la France. Son témoignage en tant qu’artiste prouve bien que le black metal Français a une certaine spécificité ainsi qu’une importance internationale.
Camille : Comme le dit Franck c'est le seul qui décrit esthétiquement ce qu’est le BM français. Après j'ai l'impression que le BM est un art musical intrinsèquement européen, et du coup fascinant pour les américains.
Le discours en filigrane du film est peut-être aussi l'évolution de la culture underground avec l'arrivée d'internet. Et la vulgarisation des esthétiques extrêmes. Qu'en pensez vous?
Franck : Oui effectivement, on parle d’une époque pré-internet où la culture underground était radicalement différente de ce qu’elle est maintenant. J’éprouve pour ma part une certaine nostalgie de cette époque de courrier manuscrit / fanzine / cassette demo. Le fait que cette culture était difficile d’accès lui donnait pour moi une certaine valeur. L’arrivée d’internet a démystifié le rapport que les gens avaient avec cette culture. Pour parler dans un sens général c’est vrai pour n’importe quelle culture, je pense que ce processus de démarche et d’investissement personnel pour accéder à la culture est quelque chose d’important car cet effort lui donne de la valeur. Internet à en quelque sorte rompu ce processus entre le public et la culture.
Camille : Nous avons grandi à une époque ou il fallait encore avoir 18 ans pour louer une VHS porno. C'est vrai que internet à le pouvoir de vulgariser des choses extrêmes par une abondance infinie, et le BM en fait partie bien entendu. L'outil est diamétralement opposé à la valeur de base du BM qui est le secret, mais absolument tout le monde l'utilise. Apres, comme Franck, on aime tous le fait main, la sincérité, le difficile d'accès, mais internet n'interdit pas ça, ça implique une culture plus large, les bons artistes existeront toujours, les vrais fous aussi, ils faut être plus exigeant.
Cette scène a eu l'air très peu documentée, comment s'est passé le travail de recherche et d'archivage ? Avez vous essuyé des refus?
Franck : Le travail de recherche a été extrêmement simple puisqu’on s’est basé sur notre expérience personnelle. Je correspondais à l’époque avec certains des intervenants, on achetait nos disques chez d’autres. Il y avaient aussi de vieux cartons qui trainaient dans le grenier de mes parents avec tout mon courrier et les demos d’époque. Pour le choix des intervenants on s’est simplement basé sur nos préférences personnelles et l’importance qu’ils ont eu dans cette culture. Effectivement on a eu quelques refus, je pense notamment a Vlad Tepes et Belketre qui auraient certainement eu des choses intéressantes à dire, mais leur éthique est restée la même qu’à l’époque et leur refus ne nous a donc pas surpris.
Camille : C’était drôle d'avoir des lettres de 1995 de Valnoir où Blut Aus Nord. Tous les intervenants avaient leurs cartons, avec le courrier d'époque donc en discutant avec eux on a eu accès à quelques perles. Apres la scène française n'était pas énorme à l'époque, comme le disait Franck on s'est basé sur nos goûts et nos expériences, en gérant différents refus. Les acteurs de l'époque sont glacials au premier abord si ils ne connaissent pas, ils sont méfiants, à juste titre, de l'exploitation sensationnaliste du genre. Hervé Herbaut (Osmose Production) m'a insulté 10 minutes avant que je puisse lui expliquer le projet, mais au final il dit que des trucs intéressants dans le film.
Quelle est la réaction des acteurs du BM français jusqu'ici, vous avez l'impression d'avoir touché au but ? Si vous aviez un but bien sûr.
Franck : La nature de la scène black metal fait que les gens ont beaucoup extrapolé sur le docu avant même de le voir, et d’un certain côté de telles réticences sont compréhensibles. Je pense que les gens ont été surpris car le docu ne correspondait pas à ce qu’ils imaginaient, à savoir un truc très factuel et historique, rempli d’anecdotes sur le satanisme et les profanations. Notre approche était de faire un film qui soit un commentaire social basé sur la personnalité des intervenants. Dans cet esprit là je pense qu’on a touché au but et jusqu’à présent on n’a eu que d’excellents retours.
Camille : Deviant et Meynach étaient à la première, on est encore vivant, donc j'imagine que ça doit être pas trop mal. On a voulu créer un objet visuel qui puisse retranscrire, avec plus ou moins de brio, ce qu'on ressentait adolescent, dans notre milieu, on voulait confronter ça aux artistes de l'époque, à leur pratique du BM et à leur évolution. On l'a fait sincèrement, personnellement y'a des scènes que je trouve toujours émouvantes après les avoir vues des milliers de fois, donc j'espère ne pas être tombé trop loin du but.
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