Retour en arrière. En 2013, l'équipe de Concrete rénove sa péniche et investit la SIRA, une imprimerie désaffectée d'Asnières, un dimanche sur deux, de 6h au crépuscule. C'est là que je me retrouve à moitié par hasard, un dimanche matin, à écouter Abdulla Rashim puis Zadig dérouler deux sets durs, longs et exigeants, dans un sous-sol mal éclairé, devant une foule composée à parts égales de nerds technos, d'échappés du Baron, de mecs en parkas et de banlieusards passe-partout. Si aujourd'hui cette exigence de qualité musicale et cet éclectisme du public sont en passe de devenir des données normales de la fête parisienne - en tout cas un but à atteindre - on oublie assez vite que le cloisonnement, ou la recherche du plus petit dénominateur commun communautaire ou commercial a longtemps été la norme.
Quelques années plus tard, la SIRA n'est plus un lieu de fête mais un espace divisé en ateliers où cohabitent plasticiens, peintres et musiciens. C'est là que se trouve le studio de HBT, qui m'a invité pour parler de son premier maxi en tant que producteur paru à la fin du mois dernier sur Dawn Records, To Kill A Heartbeat. Celui qu'on connaissait jusque-là comme DJ et patron de dement3d, soit l'un des labels moteurs de la renaissance musicale et festive qu'a connue Paris au tournant des années 10, a enfin sauté le pas, passant de la position de celui qui pousse (dans tous les sens du terme) les disques des autres à la position plus exposée de celui qui sort les siens.
Pour To Kill A Heartbeat, Florent Hadjinazarian et Guillaume Deces de Dawn Records ont demandé à HBT un disque composé au piano, loin des sets techno ou des velléités club. Pensé comme un live, le maxi se divise en 4 pistes accidentées où les genres cohabitent sans forcément se rencontrer, où les guitares sont jouées par des synthés, où les boucles tombent parfois à côté les unes des autres. Autant de choses que le producteur, passé par le piano classique, la composition jazz, les bancs de l'IRCAM, les clubs new-yorkais et les afters berlinois préfére décrire comme des mises à distance amusées que des tentatives de déconstruction solennelles le doigt sur la couture.
Si le propos de l'EP n'est pas le club à proprement parler, notre conversation au très long cours - qui a débordé de beaucoup le cadre que je m'étais fixé, on vous conseille de sortir la tisane et le casque anti-bruit - a beaucoup tourné autour de cette notion de lieu, de fête, d'état de transe collective pour en arriver au point qui charpente tout le travail d'HBT depuis ses premières fêtes en 2006 : la construction d'espaces de convergence. De convergence entre les gens dans ses fêtes, entre l'exigence fonctionnelle et la liberté expérimentale sur dement3d, entre les codes, les genres et les idées sur son disque. Le tout sans jamais se départir de ce qu'il décrit comme son côté oiseau-moqueur (le "Mockingbird" du morceau qui ouvre le disque), une lueur un peu amusée dans le regard.
Partons de dement3d. Quel a été le moment fondateur du label ?
Avant d'être un label, c'était une soirée. Je l'ai lancée seul, en DJ set, all night long. Au fur et à mesure ça pris un peu d'ampleur. Le souci qui s'est posé très vite c'est que les soirées avaient lieu dans des clubs dans lesquels la direction artistique ne collait pas. Au tout début, aux alentours de 2006, à Paris il n'y avait pas grand chose. Il y avait des endroits comme le Paris Paris ou le Madam. Des petits clubs un peu "hype", alors que nous on faisait de la musique pointue.
En fait vous arrivez quasi en même temps que Justice, et toute la vague Ed Banger - Institubes.
Exact. Un tout petit peu avant, dans le ventre mou. Le Social Club venait tout juste de se lancer, ils étaient assez loin de la musique qu'on défendait et on savait qu'il y avait peu de chances qu'ils nous invitent – ce qui est ironique parce qu'on a fini par faire parmi leurs plus grosses soirées quelques années après. Donc dans ce contexte c'était assez difficile de faire vivre la soirée, j'étais forcé de faire beaucoup de RP. Et ça marchait bien ! Du coup les clubs étaient un peu embarrassés, ils étaient obligés de nous garder. Ce qui ne les empêchait pas de nous dire "Non mais attends, la musique est trop pointue, nos clients habituels se barrent." De là on a commencé à faire des guests et c'est là que François X m'a rejoint et qu'on a commencé à faire des soirées un peu partout, dont beaucoup de premières fois à Paris avec Silent Servant, Abdulla Rashim, Mike Parker, Sandwell District, Peder Mannerfelt, Dettmann...
Quel regard portais-tu sur la scène blog-house et les gens de Ed Banger ?
C'est une des différences que j'ai avec François X. Ni lui ni moi n'aimions Justice, en revanche j'avais une sorte de respect - ou en tout cas d'attention - pour leurs DJ sets. Ceux de Justice et Medhi en tout cas. Mehdi avait une vraie culture du djing et de la Zulu Nation, des débuts du hip-hop en France, j'adhérais beaucoup à ce qu'il faisait. Beaucoup moins à ce que faisait Justice mais je reconnaissais qu'il y avait les clins d'oeil à La Boum, les trucs un peu Radio Nostalgie, qu'ils faisaient très bien. Ce côté sloppy mais affirmé. Pas totalement de mauvais goût, plutôt un peu kitsch. Ils avaient ce statement sur l'éclectisme dans lequel moi, de l'autre côté de la pièce, je me retrouvais. Je jouais très éclectique à l'époque – et toujours maintenant d'ailleurs – mais dans des styles très pointus alors que eux osaient le truc qui tâche.
Si on remonte encore un peu le fil, comment tu t'es retrouvé immergé dans ces musiques-là, à une époque à laquelle elles étaient moins répandues qu'aujourd'hui ?
J'ai commencé à écouter des disques très, très jeune. J'allais à la Fnac avec mes parents, et à un moment donné un vendeur m'a un peu interrogé parce qu'il ne comprenait pas que je puisse acheter un Coltrane et un Daft Punk en même temps. Il m'a demandé ce que j'aimais d'autre. Je lui ai dit que j'aimais bien le free-jazz, le reggae... Bonne pioche, il m'a filé un Maurizio. J'avais 12-13 ans et ça a été une grosse claque. De là j'ai commencé à creuser la techno. D'abord tout Maurizio et Basic Channel, ensuite Carl Craig, un peu de house genre Masters At Work... Et parallèlement pas mal de rock, que ce soit Nirvana ou du punk américain, des trucs années 80... En résumé très jeune tout mon argent de poche passait en disques. Naturellement l'étape d'après c'était d'acheter des platines. Et là mes parents m'ont dit non, y'a pas moyen, tu vas pas rentrer dans ce truc de drogué, on va finir par te retrouver on sait pas où (rires). Refus net. En revanche ils m'ont inscrit à l'IRCAM. Pendant 2 ans, mon activité extra-scolaire ça a été l'IRCAM, où j'ai pu découvrir tous les secrets du fonctionnement d'un studio, de la spatialisation du son... Et j’ai finalement pu acheter mes premières platines après mon bac.
Donc pour toi, être DJ ce n'est pas vraiment faire de la musique.
Je me suis longtemps bercé de cette illusion. Assez tôt j’ai rejeté l’idée qu’il fallait sortir des tracks pour avoir de l’actualité en tant que DJ, alors que ça aurait pu être une facilité, j'avais tout pour faire de la musique. J’ai fait 15 ans de piano classique, j’avais un quartet de jazz dont je composais les morceaux. J’ai été initié à la musique assistée par ordinateur, à la production... Ça paraissait tellement être la solution de facilité que j’ai fait l’erreur de mettre ça de côté, et de me dire que j’allais essayer de développer mon identité et mon savoir-faire à travers le deejaying, pour affirmer quelque chose d’unique. Ce qui m'a amené à me rendre compte que quand bien même les gens pouvaient avoir une très bonne image de toi en tant que DJ, ça ne faisait pas de toi un vrai "vecteur musical". Si tu ne sors pas de morceaux, tu n’affirmes rien. Au bout d’un moment tu te rends compte que faire de la musique, c’est affirmer quelque chose. Et quand tu en viens à faire de la musique par ce biais là, tu te demandes vraiment ce que tu as envie d’affirmer. C’est là que tu te poses des questions d’un artiste, pas celle d’un DJ. C’est un détour que j’ai mis très longtemps à faire.
Ce qui nous amène au titre du disque. To Kill A Heartbeat, c'est tuer cette partie-là de toi ?
J’ai pris ce nom quand j’ai commencé à mixer, il est vraiment lié à mon parcours de DJ. Et j’ai réalisé que pour sortir un disque il fallait raconter quelque chose, ne pas seulement avoir une patte reconnaissable. Au fur et à mesure je me suis dit qu’il fallait acter le fait que l’illusion qu’exprime une identité artistique a un sens. Quand tu es DJ tu racontes quelque chose à un instant T mais il faut assumer le fait que c’est complètement évanescent, éphémère. Je voulais marquer ce moment, cette rupture avec la passion dévorante du deejaying qui m’a volé quelques années durant lesquelles j’aurais dû faire de la musique.
Pourquoi mort, et pas naissance ?
C’est une volonté d’auto-dérision. Dans cette histoire de tourner une page je me prends pas du tout au sérieux, je veux dédramatiser, en faire quelque chose de drôle. Comme le nom du morceau qui ferme le disque, "A l’abri des regards indiscrets". Ça dédramatise le morceau, ça désamorce en partie son côté sentimental, intime. Il y a un côté vaguement ironique, pour les gens qui sont au courant, comme un clin d’oeil. Comme l'oiseau moqueur, je peux me reconnaître dans le proverbe originel : "shoot all the bluejays you want but remember it's a sin to kill a mockingbird". C’est une manière de dire “don't shoot”.
C'est quelque chose d'étonnant sur le disque, que tu fasses cohabiter cette forme d'humour, de mise à distance, avec de la musique très sombre.
Ce n'est pas un disque que j'ai voulu angoissant ou oppressant. Il n'est pas censé peser comme une chape de plomb. Il y a ce truc sur "Runway Shift", une progression monocorde qui révèle une mélodie au premier break. Je trouve la mélodie plutôt émouvante, plutôt rayonnante. J’ai voulu imprimer une espérance dans le disque, de manière très consciente. Ce dont je ne m’étais pas rendu compte c’est qu’il y a la mélodie de "Love Will Tear Us Apart" dans "Pesanteur," et celle de "Atmosphere" dans "Runway Shift". Je me sens assez proche de ce que Joy Division exprime avec "Atmosphere" : ça part d’un mal être mais progressivement il s'installe un certain espoir, qui ne cherche pas à t'enfoncer ni à te déprimer.
Quitte à te planter ?
Complètement. C'est une des raisons pour lesquelles j’aime beaucoup ce disque, il est un peu à contre emploi. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas tout à fait, une espèce de romantisme du projet raté. J’aurais peut-être voulu le rater encore plus que ça d'ailleurs. Ca fait partie de l’esthétique que je veux défendre, faire quelque chose qui sorte des codes, qui se permet des inexactitudes, des fausses notes, des fautes de goût. Pour chercher quelque chose. A vouloir réussir on finit par tomber sur quelque chose de connu, une référence existante. Franchement là j’ai vraiment du mal à trouver un autre disque qui ressemblerait à celui-là. Alors qu’un disque qui ne serait pas un petit peu raté ressemblerait forcément à quelque chose de connu.
Pour revenir à ce dont on parlait en début d'entretien, cette notion de danger, de recherche, de prise de risques correspond aussi à une certaine vision de la nuit, non ?
Bien sûr, la nuit a un rôle. Je pense que l'essentiel de mes expériences musicales intenses ont eu lieu de nuit. Et maintenant, j'écoute la musique expérimentale comme quelque chose qui s'en rapproche. La nuit c’est quelque chose auquel je me suis pas mal intéressé, il y a d'ailleurs un bouquin qui vient de sortir de Michaël Foessel qui en dit beaucoup de choses très intéressantes. Il explique que la nuit crée une espèce d’égalité entre les individus. Une nouvelle liberté. Le temps disparaît. L’espace se modifie. Le jugement est mis de côté. C’est cet aspect-là qui m’inspire. Mon approche, c’est la disparition de la notion de jugement. Ce qui est paradoxal par rapport à la scène techno où il y en beaucoup. C'est un environnement très hiérarchisé, que ce soit entre les guests, sur les flyers, dans la façon d’enchaîner tel et tel artiste sur tel ou tel plateau. Ce que j’ai rejeté assez tôt. Par exemple en jouant All Night Long aux première soirées dement3d, ce qui cassait cette notion de hiérarchie. Le mec qui n’a l’air de rien en début de soirée a forcément moins d’aura que celui qui va être applaudi avant même d’avoir joué son premier disque au milieu de la nuit. Et là c’est toi cette seule et même personne.
Une notion quasi-politique en fait.
Oui. En France quand on parle politique il y a tout de suite une dialectique de lutte qui se met en place. La lutte contre, le racisme ou ce que tu veux. Mais la techno, bien qu’elle puisse être assez violente, n’est pas une musique de lutte, ce n’est pas une musique qui confronte. Au contraire. Le dancefloor est une expérience qui est un véritable accueil. Et j’ai cette réflexion. On crée cette expérience qui rassemble des gens de différentes communautés, de différents backgrounds. Si tu vois ce qu’il s’est passé sur ces 15 dernières années, c’est hallucinant. La diversité sur le dancefloor, c’est devenu la norme.
To Kill A Heartbeat est disponible via le bandamp de Dawn Records.
Crédit photos : Quentin Strauss / Artwork par Jules Cruveiller
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