(c) Juliette Ambil
Depuis Trans-Love Energy en 2011, Richard Fearless semblait avoir mis de côté son plus fameux projet, Death In Vegas, pour se consacrer à sa carrière de producteur solo et de DJ. Sorti en mai dernier, Transmission faisait la synthèse de plusieurs des obsessions que ressasse son auteur dans ces deux entreprises : psychédélisme acide, techno viscérale et nappes électroniques d'une beauté éthérée. D'emblée, le projet est placé sous l'égide de Throbbing Gristle et de Chris & Cosey : les premiers pour les vrombissements de drone et les crissement de métaux qui ouvrent et clôturent l'album (des enregistrements du bruit d'une aciérie avoisinant son studio), les seconds pour l'assimilation pop synthétique tranchante / spoken-words libidinal. Quant à la partie vocale, c'est la performeuse Sasha Grey, qui a déjà travaillée avec X-TG (Throbbing Gistle moins P-Orridge et Christopherson) sur leur cover album de Nico Desertshore / The Final Report, qui s'y colle. Visage des artworks promotionnels, elle fait aussi office de postergirl avenante et charismatique du projet, laissant une zone d'ombre salutaire au discret Fearless.
Hanté par le souvenir d'âges d'or de la radicalité sonore, le disque se présente comme le prolongement logique d'un revirement racinaire vers les origines underground de la musique électronique à l'œuvre dans la carrière de Fearless ces dernières années. Il y a quelques temps, la tête pensante du gros vaisseau Death In Vegas, l'une des figures de proue du cross-over techno rock britannique porté par des entités tels que Chemical Brothers et dont il fait office d'excroissance sombre et torturée, a décidé de faire un break, mû autant par des déconvenues personnelles que par un dégoût certain du statu quo musical anglais. Las, il part quelques temps sous le soleil brûlant de Los Angeles étudier la photographie. Obsédé, selon ses propres mots, par un idéal romantique de "pureté" du geste créateur, il reprend du poil de la bête et monte son propre label, Drone, où il sort des EP entièrement électroniques sous son propre nom, Richard Fearless, ainsi que d'autres artistes tels que le Hollandais D'Marc Cantu. "Les meilleurs disques que j'ai réalisés sont ceux que j'ai créés sans me soucier de ma fan-base ou de leur potentiel de vente."
Or, pour Fearless, ce glissement dans sa carrière est indissociable d'un changement de paradigme dans le paysage musical. Alors que les maisons de disques n'en finissent plus de compter leurs pertes financières à l'heure de la dématérialisation de la musique et que les temps sont moroses pour des grosses machines comme Death In Vegas, la période reste d'autant - sinon plus - affriolante. Aux franges d'une industrie de plus en plus moribonde, des petits malins ont bien compris qu'il était vain de chercher à tout prix à monétiser leur activité : "une myriade de labels se montent qui sont d'autant plus libres qu'ils n'ont de compte à rendre à personne". Cette scène d'aventuriers, c'est justement celle que veut mettre en avant l'Atonal, qui s'est donné pour mission de prendre le pouls de l'influence de la musique industrielle sur la techno edgy d'aujourd'hui. Fidèle à l'esprit du rock expérimental le plus baisé de la fin des années 70 qui désirait concilier musique et arts plastiques, le grand raout dark berlinois, situé dans la colossale manufacture désaffectée du Kraftwerk, invite ses hôtes à s'approprier l'espace en projetant des vidéos sur des écrans et en concevant un show lumineux sur mesure dans la salle.
"Je ne pouvais pas rêver meilleur endroit pour présenter Transmission", se réjouit Fearless que la perspective de son retour à la scène rend d'humeur guillerette. Alors qu'on le rencontre à son hôtel la veille, la conversation s'engage sur son cadre de travail, un studio situé dans un conteneur coincé sur les docks londoniens entre ceux de ses vieux potes de biture Andrew Weatherall et Daniel Avery. Situé juste en face de la City et non loin du quartier industriel de Hackney où s'est dressée la Death Factory de Throbbing Gristle, cet environnement de prime abord mal aimable a, nous dit-il, été déterminant pour l'album. Lové dans cette alvéole métallique au cœur de la ville-ruche, il a tenté de retranscrire l'attraction-répulsion que lui inspire sa métropole, défigurée par les atrocités architecturales d'acier et de verre du néolibéralisme triomphant.
Richard Fearless : "Les principales influences de Transmission sont géographiques. Le studio est situé entre le Dôme du Millénaire, une abomination conservatrice ; et le quartier d'affaires de Canary Wharf, le centre capitaliste et financier de Londres. Mais aussi sur la trajectoire de vol de l'aéroport, le flux aérien par lequel les business men essaiment partout en Europe. J'entends le drone permanent des avions qui passent au dessus de ma tête. Non loin, une aciérie produit un boucan infernal. J'ai incorporé ce bruit dans le premier et le dernier morceau de l'album ("Metal Box" et "Transmission", ndlr). Le paysage est saturé d'ignobles nouvelles constructions, qui donnent l'impression qu'il est issu d'un roman de Ballard. J'ai emprunté le nom du morceau "Storm" au mouvement romantique allemand Sturm und Drang. Nous sommes à la confluence de la Tamise et de la rivière Lea, et la rencontre de ces deux puissants cours d'eau crée beaucoup d'énergie. Quand je regarde par ma fenêtre, je suis toujours saisi par le vide qui me sépare de l'imposante masse d'eau en contrebas."
Avant Transmission, tu avais produit un album électronique sous ton propre nom, Richard Fearless, que tu as perdu dans un cambriolage.
Quand le cambriolage est arrivé, je venais de terminer cet album sur lequel j'avais passé un an à travailler. Ce qui est absurde, c'est que les voleurs n'ont pris aucune pièce de hardware, mais deux ordinateurs qui contenaient dix ans de travail, et dont ils n'ont dû presque rien tirer. Sur le coup, le choc a été très dur. Avec ma femme, nous sommes partis quelques temps chez sa famille en Californie. Mais en prenant du recul, je me suis rendu compte que cette mésaventure a été plutôt positive. Elle a agi comme une catharsis. C'était comme si je repartais d'une feuille blanche. J'ai finalement décidé de sauter le pas et de revenir à Londres refaire le disque autrement.
C'est-à-dire ?
Quand je me lance dans un nouveau projet, j'aime m'imposer des règles pour stimuler ma créativité. Là, je voulais travailler avec une performeuse féminine, Sasha. J'ai ré-agencé mon espace de travail de manière similaire aux set-ups bricolés avec les moyens du bord des pionniers de la techno de Détroit en reliant ensemble anciens séquenceurs, synthétiseurs et boîte-à-rythmes. J'ai aussi utilisé des anciens effets similaires à ceux qu'utilisaient Martin Hannett, le producteur de Joy Division, qui ont donné au son sa coloration particulière. L'idée d'enregistrer l'album en live n'est venue que dans un second temps. Avec Chris, l'ingénieur du son, nous nous sommes entraînés en jammant pendant des jours. Une fois prêts, on a enregistré d’une traite. Ainsi, il a gagné un aspect rude, viscéral. Quand tu tends l'oreille, tu peux entendre des pains et des hésitations.
Entre l'après-punk mancunien et la musique industrielle, as-tu sciemment cultivé sur cet album une touche anglaise ?
C'est drôle ce que tu me dis, parce que mes amis trouvent que Transmission sonne continental. A vrai dire, en tant que DJ, je n'ai jamais été un grand supporter de la scène britannique. J'ai toujours eu l'impression qu'on avait un train de retard. Les disques que j'achète proviennent surtout de Détroit et de Hollande. Mais depuis peu, je suis enthousiasmé par la nouvelle techno industrielle anglaise, par des types comme Powell ou Regis. Pour moi, cet album ne sonne comme rien d'autre que comme du Death In Vegas. C'est aussi l'impression qu'ont eue ma famille et mes amis à la première écoute. Ce qui est curieux parce qu'il ressemble à certains disques électroniques que j'ai pu sortir sous mon nom, Richard Fearless, sur Drone. Cela tient à la présence de Sasha, ainsi qu'à quelque chose de plus mystérieux. C'est un mode dans lequel je me mets, comme de la schizophrénie.
En optant pour le tout-analogique, s'agissait-il pour toi de regagner plus de spontanéité ?
J'ai toujours aimé le son très minimal et brut des premiers jours de la techno et de la house, et la manière dont les pièces communiquent : quand les séquenceurs enclenchent des synthétiseurs qui enclenchent les boîtes-à-rythme... Il y a une dynamique merveilleuse. Ca n'a rien à voir avec le fait de sampler un kick de 808. De la même manière, quand tu travailles en studio avec des musiciens comme je le faisais auparavant avec Death In Vegas et que tu dois appeler un batteur et prendre rendez-vous avec lui quand tu en as besoin, l'énergie du moment retombe. Je fais de la musique depuis déjà vingt-quatre ans, alors j'avais besoin de rendre la chose à nouveau intéressante pour moi, pour rester pertinent en tant que personne créative. Pour retrouver en moi la force de continuer. Il s'agissait de pousser plus avant mon savoir-faire, d'apprendre à croire en mes instincts. D'être plus audacieux.
Comment t'est venue l'idée de collaborer avec une performeuse ? Comment as-tu laissé à Sasha trouver sa place dans le projet ?
Quelque temps auparavant, un ami metteur en scène m'avait embauché comme directeur musical pour un spectacle qui n'a finalement jamais vu le jour. J'ai eu l'occasion de travailler avec des actrices lors des répétitions, et c'est une expérience qui m'a beaucoup plu. J'ai vraiment voulu travailler avec une performeuse plutôt qu'avec une chanteuse connue qui serait arrivée avec un style de voix déjà prédéfini. Comme Sasha sait jouer, j’ai pu la pousser à soupirer et à crier comme je le voulais. Les paroles sont issues de poèmes qu'elle a écrit et que nous avons adaptés ensemble. J'ai la conviction que pour qu'une performance vocale soit vraiment forte, la personne qui l'accomplit doit croire à ce qui sort de sa bouche. Lors de ses prises, une grande partie du travail a consisté à faire ressortir ses émotions personnelles.
Il y a t-il un lien thématique entre la musique et les vidéos que tu as réalisées ?
Le lien, c'est qu'ils ont été réalisés au même endroit et au même moment de ma vie. Je les considère tous deux comme des instantanés de mon âme. Ils capturent un sentiment d'isolement. C'est cela que signifie le titre "Transmission" : transmettre des ondes vers l'extérieur, à travers le monde, à partir de mon studio, que j'appelle ma 'prison ouverte'. Je travaille tout le temps seul, et ça me donne parfois l'impression de purger une peine. C’est difficile pour moi de m'ouvrir à des centaines de personnes - mais je pense que c'est ce que j'ai réussi à faire ici.
Propos recueillis par Bettina Forderer et Bruce Levy.
Vous pouvez commander Transmission sur Juno Download.
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