Bernard Fèvre est de ces artistes qui défient le temps. Né en 1946, sa carrière s’étend sur plus de 40 ans et le son qu’il se façonne en tant que jeune homme dans les années 70 et qui est devenu depuis sa marque de fabrique ne l’a jamais quitté. Black Devil – Disco Club, sorti en 1978, ré-édité en 2015, est l’un des premiers disques à poser les bases d’une musique pour la danse aussi abstraite que sensuelle, aux aspirations mécaniques mais indéniablement empreintes de chaleur humaine. Un dépouillement à des années-lumière du disco grand public d’un Cerrone ou d’un Moroder. C’est un disque qui existe presque hors du temps, et au contraire de la grande majorité des évocations du futur qui semblent particulièrement datées une fois qu’elles sont devenues obsolètes, presque quarante ans plus tard, c’est un disque dont la date de péremption est encore loin. Des mélodies en arpège émanant de synthétiseurs analogiques mêlées au rythmes d’un batteur et d’un percussionniste capturés sur des boucles de bandes magnétiques qui se répètent sans fin, la voix de Bernard Fèvre qui chante en anglais ou en borborygmes mélodieux, telle est la formule Black Devil. En avance sur son temps, il semblerait bien que les idées mises en avant sur ce disque se sont greffées à l’ADN de la musique électronique, et pour une fois, on peut utiliser le terme de pionnier sans aucun complexe pour évoquer le personnage.
Donc tu savais que ces bandes existaient.
Oui et ça m’énervait de me dire "putain j’en ai vu d’autres" car je travaille beaucoup avec l’oeil, j’ai pas de mémoire des noms, mon cerveau fonctionne par la mémoire visuelle. J’étais content de retrouver les bandes avec les pistes séparées d’Orbit Ceremony car elle sonnent bien, évidemment je les ai retravaillées, mais je travaillais déjà vachement bien à l’époque, c’est étonnant d’ailleurs. J’avais beaucoup moins de culture du son qu’aujourd’hui, je pense que j’avais surtout de bonnes oreilles. Peut-être qu’aujourd’hui ma culture du son compense de moins bonnes oreilles qu’à l’époque ! (rires)
Une des choses qui est frappante à l’écoute de l’album, c’est qu’il est très difficile de dire si tous les éléments datent de 1977 ou si il y a eu des ajouts plus récents, on est frappé par le côté intemporel de l’ensemble alors que tout a été créé il y a presque 40 ans.
J’ai simplement fait de l’équalisation et de la compression sur certains trucs pour faire ressortir les fréquences qui devaient apparaitre et qui étaient cachées, un peu le même travail que sur les ré-éditions précédentes. J’ai des copains qui m’ont dit "t’as rajouté des trucs", et moi je disais "non non, c’était déjà là mais ça n’apparaissait pas à l’oreille". En réalité la matière était là, on aime ou on n’aime pas ce que je fais mais pour moi c’était bien pensé par rapport à ce que j’avais envie de faire, il restait juste à leur donner de la dynamique … C’était peut-être un peu plus doux en réalité… mais c’est peut-être pas plus mal aussi, de toute façon c’est un parti pris, c’est très subjectif, le son. Je travaille mon son différemment d’avant mais en fin de compte je pense qu’on se pose beaucoup trop de questions. Quand j’ai travaillé dans la pub à Europe 1, j’ai pris la succession de JC Vannier, et une fois il m’a dit que "c’est l’écriture qui compte, pas le son".
C’est pour ça qu’il manque l’écriture aujourd’hui, on s’intéresse plus au son qu'à l’écriture et c’est un malaise. Je le vois sur certaines scènes que je fais, des gens qui dansent mais qui font la gueule et moi quand ils dansent sur ma musique, ils ont le sourire et ça, ça me fait un plaisir fou parce que c’est la grosse différence. Et pourquoi ? Parce que je pense que c’est écrit ce que je fais, il y a des astuces sonores, même si on l’entend pas, on le ressent, il y a des traits d’humour, moi je me fends la gueule à faire ma musique, je vais pas me faire chier. Je fais de la musique pour m’amuser, je la fais pas en me prenant la tête ou en voulant prouver que je suis le meilleur, que je suis très intelligent, que j’ai bac +6 et tout, ce qui n’est pas le cas de toute façon donc je suis tranquille ! Je pense qu’il faut être beaucoup plus simple sur la musique. Il faut travailler mais c’est pas si compliqué que ça, c’est un jouet, c’est un truc pour s’amuser. Je suis tombé dans le créneau de la danse qui est en réalité celui qui me correspond le mieux car une musique qui ne me fait pas danser est une musique qui m’ennuie. Même si elle est classique, tu vois les orchestres de la nouvelle génération qui font du classique, ils ont un rythme d’enfer. Ça c’est l’apport de la musique populaire.
Tu as un peu connu l’univers du Music Hall avant de faire de la library music ou Black Devil, est-ce que tu peux m’en dire un peu plus, c’est quelque chose qui est resté avec toi ?
C’est pour ma performance, c’est ce que Johnny Hallyday il a, il veut communiquer avec le public, même si c’est pas dit, c’est ressenti. C’est très bizarre comme truc. Je voyais à l’époque chez les gens du Music Hall une espèce de feeling qui fait qu’avant de monter sur scène le mec il tire le rideau et il regarde la salle et il dit "ce soir ça va marcher pour moi ou pas". Pourquoi ? C’est ça le music hall. Au début, les Anglais voulaient que je fasse le DJ et je leur ai dit "je ne sais pas faire, j’ai aucune culture du disque, si je le fais il va me falloir plusieurs années" et à l’époque j’avais 59 ans donc bon, je n’allais pas attendre 10 ans avant de devenir un DJ correct. Donc je leur ai dit que je préfère une espèce de show entre ma démonstration musicale et mon chant, qui est très important, ce dont les Anglais ne s’étaient pas aperçu au début, car ils pensaient que ma musique était plus importante que le chant. Un jour on fait le Sonar avec je sais pas combien de milliers de personnes devant, le comptable de chez Lo va dans le public et il s’aperçoit qu’a chaque fois que je chantais il se passait quelque chose dans le public et je leur dit "mais oui, parce que vous êtes pas trop musiciens non plus, moi je sais que la voix est importante".
Au début je mettais beaucoup ma voix enregistrée en avant dans mon live, parce que j’avais le trac et maintenant je mets ma voix chantée devant dans le micro et ça fonctionne très très bien car ça amène de la communication, ce qu’un DJ ne peut pas faire. Chanter en plus, les gens respectent. Un chanteur c’est respectable, plus qu’un musicien, surtout pour les Français mais je pense aussi dans le monde entier. Le mec qui prend le micro et qui ose sortir sa voix dans les oreilles des gens, il prend un risque. DJ, je sais pas me servir des machines et ça m’ennuie. Parce qu’il n’y a pas une vraie action. Je suis plus musicien et je suis très très artiste. On me disait dans les années 60 et les années 80, "tu peux pas avoir de talent, tu es trop grand et trop fort ". J’ai entendu dire aussi, "avec le sourire que t’as tu n’auras que des ennemis". C’est ça le monde du show-business, c’est très très bizarre. C’est pour ça que je préfère le monde de l’electro, ils sont quand même un peu moins tordus.
Je me suis replongé dans tes disques avant de venir te voir, je n’avais jamais vraiment fait attention mais il y a une vraie différence entre ton projet Black Devil Disco Club et tes sorties sous le nom de Bernard Fèvre, n’est-ce pas ?
Oui, Bernard Fèvre, c’est de la musique d’impression. Black Devil, c’est de la musique d’impression aussi, mais sur le support danse, on appelait ça il y a très très longtemps des musiques de genre. Tous les gens qui faisaient de la musique pour accompagner des images, c’est de la musique de genre, qui amène des impressions. Les gens qui font de la musique pour les séries TV, c’est la même chose. Moi, je le fais sur des images que j’ai dans ma tête et non pas sur des images réelles, c’est encore un peu plus fantastique. Ce que je dis souvent c’est que c’est plus près des tableaux de Dali que de Vermeer. Un peu fou mais un peu cohérent quand même, c’est pas complètement abstrait, c’est pas complètement réel, c’est pas dans le cauchemar, c’est dans le rêve.
C’est quelque chose qu’on ressent dans l’album.
Ouais, tu peux ressentir différentes sensations et selon ton tempérament, pour les mêmes notes, des sensations qui sont pas les mêmes que pour moi, c’est l’art ça. C’est comme les gens qui disent "expliquez moi votre peinture", le peintre dit "qu’est-ce que vous ressentez ? Après je peux toujours vous dire ce que j’ai voulu faire, moi je suis moi, vous vous êtes vous", on revient au respect de l’autre, l’autre a le droit de penser ce qu’il veut, à condition qu’on puisse en parler !
Tu as déjà joué du Bernard Fèvre en live ?
Je vais jouer deux morceaux d’Orbit Ceremony au Badaboum le 25 novembre, un au début et un à la fin de mon set en tant que Black Devil Disco Club.
Bernard Fèvre en concert, c’est quelque chose que tu aimerais faire?
C’est très compliqué car c’est une question d’argent, comme Jean-Michel Jarre, il faut que je monte une équipe avec des musiciens, en en avait parlé avec Luke Vibert, on avait calculé, pour bien faire ce qu’il y a sur mes disques sur scène, il faudrait qu’on soit 8. Tant que la musique électronique n’aura pas de débouchés sur les grands medias, elle restera innovante. Tant que la musique à base d’électronique restera marginale, elle aura un avenir.
Quel est le contexte dans lequel la matière d’Orbit Ceremony a été créee ?
Je me souviens très bien, j’étais rue Chaudron dans le 10ème arrondissement de Paris, j’avais une trentaine d’années, l’âge de Jésus (rire).
Certains morceaux ont été faits sur du 8 pistes, d’autres sur du 4 pistes. Il fallait bien réfléchir à ce que tu voulais faire, il fallait partir sur une base harmonique, des accords plaqués ou une boite à rythme ou une basse. Et il fallait faire gaffe de pas aller trop loin, sinon le son devenait pourri, le grain change, les basses augmentent, les mediums s’en vont, c’est un bordel, il faut être assez précis. 8, 10 pistes maximum.
C’est donc un album créé en home studio, de nombreuses années avant que cela devienne quelque chose de plus répandu et accepté. Que penses-tu de ce mode de production ?
Il faut être très très musicien et avoir une très très bonne oreille parce que dans les studios tu es compensé par des gens qui te disent “ là ca va pas ”. Par contre, nous on était mal compensés car quand on allait dans des studios on tombait sur des gens qui ne voulaient pas travailler comme ça, donc quelque part ils nous ont obligé à créer le home studio et ils s’en mordent les doigts aujourd’hui, beaucoup de studios travaillent moins qu’à l’époque.
Mais moi, à chaque fois que je suis allé enregistrer des trucs dans un vrai studio avec un vrai personnel, le résultat était nul, détruit. L’album Black Devil Disco Club a été réussi car il été fait en studio avec un ingé son qui avait 20 ans et qui avait envie, qui faisait pas partie du show-business, qui voulait juste prouver quelque chose, il s’appelle Jean-Pierre Gouache.
C’était un monde infernal, on était marginaux, j’ai toujours été marginal. Ce que je disais à mon fils, c’est quand même dingue, ce que je fais aujourd’hui c’est très proche de ce que je faisais quand j’avais 16 ans, je faisais déjà du groupe avec un mec qui trouvait des bals à la campagne, pas loin de Paris, à 30 ou 50 kilomètres. On faisait des bals dans des villages pas très riches, et comme j’avais un orgue électrique, je faisais du son déjà nouveau pour l’époque. Il me dit un jour, "tu sais chanter en anglais ?". Je dis "non mais je fait du yaourt", il me dit "ok c’est bon". J’ai chanté des trucs en anglais, et les mômes à la sortie du concert me faisaient signer des trucs pensant que j’étais anglais donc en realité ce que je faisais c’est presque la même chose. Le destin c’est quand même un truc bizarre.
Finalement, le côté marginal tu ne l’as jamais mal vécu, non ? Il semble que ça fait partie de l’identité Black Devil d’être un peu à l’écart du reste.
Je ne l’ai pas mal vécu car j’avais suffisamment de talent pour pouvoir bosser dans d’autres médias quand ça n’a pas marché, parce que si, en fait j’étais très détruit. Même si j’étais détruit au départ, fallait que je rebondisse et que je bouffe, moi mon moteur ça a toujours été bouffer, de savoir comment je peux faire pour bouffer avec la musique parce que je ne suis doué que pour ça en plus, j’ai aucun talent pour autre chose, hormis les affaires et le droit.
Mais je ne peux pas faire à la fois homme d’affaires et musicien, par contre je peux vendre quelque chose parce que c’est facile, ce n’est pas moi. Mais aussitôt que ça me concerne, j’ai pas envie de dire ce mec est génial en parlant de moi, il y en a que ça gêne, dont moi. J’ai eu une éducation assez humble. Un voisin un jour a engueulé mon père en lui disant "si il veut faire de la musique, laisse le, de toute façon, tu ne l’empêcheras pas". D’ailleurs j’ai parlé à un vieux monsieur qui connaissait mon père sur la Côte d’Azur et il me disait "ton père il n’a jamais cru en toi". Ma mère si, mais elle me voyait comme concertiste. J’avais un don pour la musique certain, mon fils pas du tout. Il a une très bonne oreille, mais c’est tout. Donc je ne l’ai pas poussé parce que j’en ai chié, j’y travaillais mais j’ai quand même fait pendant 30 ans de ma vie des choses qui ne m’intéressaient pas, pour manger, payer le loyer et vivre. Ça va, j’ai pas mal vécu.
Black Devil, je l’annonce comme étant un disque pour déconner, franchement Black Devil Disco Club, personne s’est pris au sérieux sur ce disque. Même Giordano [Jacky de son prénom qui financé le disque en échange d’un crédit de compositeur et qui s’est fait connaître il y a quelques années pour une affaire de détournement de fonds] qui était pied noir et qui écrivait les textes en anglais car il avait une communication avec les disques américains grâce aux imports en Algérie qu’il y avait pas en France, il disait "moi l’anglais, pas de problème". Il a écrit des trucs très très poétiques en réalité. Moi aussi je fais de la poésie parce que j’écris n’importe quoi.
Tu travailles sur ton prochain album, il est d’ailleurs fini il me semble ?
Je pense que le prochain album va s’appeler Lucifer Est Une Fleur. Ce qui s’est passé c’est qu’un jour je vois un truc qui s’appelle Lucifer sur Internet et je tombe sur cette fleur qui fleurit en été-automne et qui est très rouge, rouge comme Lucifer. Lucifer est une fleur, voilà l’idée puisque je veux faire un disque un peu plus pop, et puisque Lucifer est une fleur je vais pouvoir mettre des ingrédients différents dans l’album.
Orbit Ceremony 77 est disponible depuis début septembre sur le label Alter K, distribué par La Baleine, il est commandable ici. Black Devil Disco Club se produira en concert au Badaboum à Paris le 25 novembre.
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