On se souvient de Vincent Moon comme de l’homme qui a “réinventé le clip vidéo” avec les Concerts à Emporter de la Blogothèque (ce n’est pas nous qui le disons, c’est le New York Times). Depuis, il a tout lâché pour partir aux quatre coins du globe filmer les différentes expressions des musiques qui mènent à l’état de transe, de la Tchétchénie au Brésil. Son cheval de bataille : faire voler en éclat la dimension muséale qui entoure les musiques dites traditionnelles, en réalité bien vivantes et en perpétuel mouvement. En collaboration avec des musiciens et des artistes libres de tous horizons, il présente actuellement une série de projections-performances résolument décloisonnées, qui jettent des ponts entre musiques religieuses, expérimentations électroniques, jazz improvisé, noise ou encore body-art. Entretien.
C’est à Montreuil que Vincent Moon a fait ses classes, et c’est sans aucun doute là qu'ont été plantées les graines de radicalité qui allaient éclore par la suite dans son travail. Le jour, il apprend la photographie aux Ateliers Réflexe sous l’égide des professeurs jusqu’au-boutistes Michael Ackerman et Antoine d’Agata. Le soir, il s’initie aux musiques improvisées, furieuses et désaxées aux Instants Chavirés. Convaincu que l’Internet n’a pas tué le clip vidéo mais lui a au contraire permis de s’allouer la plus grande licence créative, il fonde avec un comparse les Concerts à Emporter de la Blogothèque : une série de sessions vidéo, publiées gratuitement en ligne, où il filme des musiciens en train de jouer dans des situations inhabituelles. Parmi ses faits d’armes, il peut notamment se targuer d’avoir poussé les timides Phoenix à se produire sur le parvis du Trocadéro bondé de touristes.
En dynamitant les carcans commerciaux de l’écriture télévisuelle, le jeune réalisateur est le premier à filmer la musique avec une écriture taillée spécialement pour le web. L’idée fait mouche et le succès est au rendez-vous. Il enchaîne les projets annexes tels que des films musicaux en format long avec de grosses machines telles que REM ou Arcade Fire. Consécration, le New York Times va même jusqu’à déclarer qu’il a “réinventé le clip vidéo” . Et de fait, force est de constater que la vidéo de concert “intimiste” shootée avec plus ou moins de naturel dans un appartement ou dans la rue est devenue un exercice de promo obligé pour tous les jeunes groupes de rock indé. Rien n’aurait été plus facile alors pour lui que de se reposer sur ses lauriers. Mais c’était sans compter avec son tempérament intrépide d’aventurier.
VIVRE D'AMOUR, D'EAU FRAÎCHE ET DE CROWDFUNDING
"Aujourd’hui, quand tu te rends au fin fond de l’Amazonie, tu croises des mecs sur leur smartphone qui postent des vidéos de rituels chamaniques sur Facebook” : depuis sa maison à Rio de Janeiro, la voix de Moon nous parvient glitchée par une connexion Whatsapp défectueuse. Il poursuit : "Tout le monde peut être ethnologue : il suffit d’avoir une caméra et de partir en voyage." C’est fort de cette conviction qu’il a déserté les salles de concert parisiennes pour partir sur les routes, il y a un peu plus de sept ans de cela, afin de documenter les différentes expressions des musiques traditionnelles qui mènent à l’état de transe. "Ce qui me fascine dans la musique, nous glisse-t-il, c’est le rapport à l’invisible."
Stakhanoviste, sa quête de fréquences sublimes l’a poussé aux quatre coins du globe à consigner dans plus de six-cent court-métrages documentaires des cérémonies religieuses et des folklores locaux résilients à la mondialisation. Fuyant l’industrie du cinéma comme la peste, il vit d’amour, d’eau fraîche et de crowdfunding, en essayant de rassembler des gens bénévolement autour de projets communs. S’il laisse autant que possible ses vidéos sur un support physique aux musiciens qu’il filme (la plupart du temps d’illustres inconnus, mais aussi parfois des figures nettement plus identifiées), il les balance aussi sur son site et sur celui de son “label itinérant” Petites Planètes, dans le but d’élargir le champ auditif des mélomanes curieux au-delà des scènes musicales médiatisées.
Mais après cinq ans à tourner à ce régime harassant, l’explorateur pose son sac de voyage dans la capitale brésilienne avec sa compagne, l’écrivain-voyageur et photographe Priscilla Telmon. Ensemble, ils commencent à se consacrer à une longue enquête sur l’état actuel de la foi sur le territoire. Le nom du projet, Hibridos, peut se traduire par “hybride” (on s’en serait douté) mais aussi par “communion” : il désigne ces cultes syncrétiques faisant légion sur le territoire qui, dans certains de leurs versants les plus œcuméniques, piétinent allègrement les chapelles pour prôner un travail de réforme continu de la conscience humaine - à grand renfort de plantes psychotropes telles que l’ayahuasca ou la jurema.
AUX ANTIPODES DES DISQUES OCORA ET DES CONCERTS WORLD DANS DES SALLES DES FÊTES
Alors Moon, ethnologue, ethnomusicologue ? Oui et non. Pour qualifier sa démarche, lui-même emploie le terme de recherche “ethno-expérimentale”. N’avait-il pas déjà déclaré au New York Times que si le XXème siècle avait été celui des archives, le XXIème serait celui des expérimentations ? Les très sérieux disques Ocora et les très révérencieux concerts world dans des salles des fêtes qui épinglent les musiques du monde sous verre au lieu de les laisser vivre leur vie, tout cela a fait son temps : “On entend souvent parler de respect par rapport à des traditions inviolables mais cette idée me paraît très dangereuse. On est en train de transformer le monde en musée vivant. En tant qu’artiste, mon défi consiste à trouver les formes les plus ouvertes possibles.”
Comme il nous l’affirme encore avec fermeté, il y a urgence à dépoussiérer le format du documentaire ethnographique, car celui-ci applique une grille de lecture occidentale qui ne fait pas sens pour les populations en question : "Il y a un équilibre trouble et complexe à trouver pour raconter ces cultures-là tout en étant fidèle à leur cosmogonie. Le rapport au temps notamment n’est pas accepté de la même manière partout. Dans certaines tribus, le fait de faire un film de huit minutes qui raccourcit un rituel de douze heures paraît absurde. Il faut aussi garder en mémoire que l’ethnologie a explosé car de nombreux peuples sont à présent leurs propres ethnologues, ils sont eux-mêmes dans un processus d’enregistrement de leur culture."
TROUVER UN EQUIVALENT FILMIQUE A LA MUSIQUE IMPROVISEE
Sans sous-titres ni voix off, on entre dans les films du documentariste indépendant sans toujours bien savoir très bien où l’on se trouve, et c’est beaucoup mieux comme ça. Sa patte ? Reconnaissable entre mille, avec ses longs cadres fluides et dansants. Son ambition ? “Travailler sur un pan d'improvisation du cinéma”, nous dit-il. Ou plutôt : trouver un équivalent filmique à la musique improvisée.
Derrière cette impulsion de réalisation, une expérience de spectateur décisive : le documentaire Step Across The Border, mirifique divagation qui se coule sur les pas du musicien d’avant-garde Fred Frith depuis les Etats-Unis jusqu’au Japon, décrite par ses réalisateurs Nicolas Humbert et Werner Penzel comme “90 minutes d'improvisation sur celluloïd” : “A partir du moment où je l’ai vu, j’ai voulu faire la même chose. En France, l’idée d’écriture scénaristique a souvent eu partie liée avec le fait d’aller demander des fonds au CNC. Avec les outils que l’on a en main, il est devenu si facile de faire des films et de les diffuser qu’il me semble que cette façon de faire a fait son temps. Quand tu switches le bouton argent, tu dépasses l’écriture et tu es vraiment dans le moment.”
CINE-TRANSE
De cette échappée berlinoise, il ressort une petite série de performances hallucinées, où Moon remixe une flopée de ses enregistrements issus d’espaces et de temporalités variés, afin de leur faire régurgiter une matière neuve et rythmée. Pendant ce temps-là, le spectacle déborde de l’écran : un live de Beaini en forme de superbe mélopée électronique incantatoire répond aux sons et aux images, tandis que des fumées d’encens plongent l’assistance dans un truculent decorum néo-païen. Suivent alors des collaborations éphémères avec des musiciens libres de tous horizons, tels que le cinéaste-violoncelliste français SIG, la formation javanaise expérimentale Senyawa, le trio free-afro-punk Metá Metá de São Paulo, ou encore le body-performer italien Marco Donnarumma.
Après s’être produits sous la voûte de l’église parisienne de Saint Merry en juin dernier, c’est à présent en plein air que Vincent préfère officier : “Je cherche à créer des processus immersifs qui sont des processus ritualistes. Les formes artistiques qui m’intéressent le plus aujourd’hui sont dans une reformulation du cérémoniel. Par l’expérience qu’elles donnent à vivre, elles véhiculent ce message simple : le sacré est partout, le profane n’existe pas.”
En esquissant une vaste galerie de personnages à la ferveur aussi anti-doctrinaire qu’incandescente, la constellation des vidéos de Petites Planètes était déjà animée par le même dessein : donner à voir et à entendre les aspects les plus positifs et fédérateurs de la croyance, écornée en nos contrées par la crispation autour du fanatisme. Ainsi, le nom de sa série sur le soufisme, Le Grand Jihad, réalisée en 2013, pointait déjà du doigt le fait qu’il n’existe pas qu’un seul Jihad (le “petit”, le belliqueux) : pris dans son acception la plus élevée, le terme peut aussi désigner la lutte spirituelle dans l’âme de chacun : “Essayer de retisser le monde dans toute sa complexité : c’est ce à quoi j’essaie de contribuer en faisant des petits films qui prennent le réel sous un autre angle et tentent de le resublimer.”
Bonus : une vidéo exclu du live avec Telmon et SIG au festival Kometa à Riga
++ Vous pouvez suivre les pérégrinations de Vincent Moon sur son site et sur le bandcamp de Petites Planètes.
++ Hibridos sortira au printemps prochain sous forme de courts-métrages uploadés sur internet sous licence libre, d’un long-métrage de deux heures tissant un rituel parmi la centaine de vidéos filmées pour le projet, d’une nouvelle série de performances transversales et de collaborations avec des musiciens variés.
++ Moon et Telmon se produiront le 10 novembre à São Paulo, et le dimanche 4 décembre au festival Novas Frequências à Rio de Janeiro avec Beaini.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de nos cookies afin de vous offrir une meilleure utilisation de ce site Internet.