Le label parisien Le Saule est sans doute une des plus belles choses arrivées à la chanson française "expérimentale" depuis le Saravah de Barouh, Higelin, Areski et Fontaine. Ses nombreux auteurs-compositeurs-voyageurs-glaneurs (Léonore Boulanger, Jean-Daniel Botta, Vincent Moon, June & Jim, Borja Flames, Antoine Loyer, Philippe Crab, Aurélien Merle…) s’inscrivent dans la lignée free-folk 70’s des susmentionnés (on y ajoutera Dick Annegarn, Emmannuelle Parrenin, Albert Marcœur…), pas très loin aujourd’hui de Bertrand Belin, Arlt ou Katerine (qui cite Jean-Daniel Botta comme influence de son dernier album Le Film), mais avec des influences extra-européennes (musiques traditionnelles des pays de l’est, africaine, nord-américaine bien sûr) et beaucoup de virtuosité, d’érudition (littéraire notamment), et de grandes exigences (comme d’enregistrer sur bandes analogiques autant que possible), pour leurs productions autant qu’envers leurs auditeurs.
Après, récemment, les très beaux albums de Borja Flames (sous influences Moondog et Juana Molina) ou Jean-Daniel Botta (Dévotion pour la petite chameau, 2016) et avant de nouveaux albums de Leonore Boulanger, Antoine Loyer, ou le très beau Jo Estava Que M'Abrasava, collaboration entre Marion Cousin (June et Jim) et le violoncelliste Gaspar Claus (on en reparle bientôt), le bel arbre fédérateur abrite (en collaboration avec La Souterraine) le sixième album du Parisien Philippe Crab, Fructidor, écrit dans "un idiolecte vaguement indo-européen, pour rejoindre le langage merveilleux de la musique", une musique aussi savante que libérée, coulant la virtuosité de Frank Zappa, John Fahey ou Robert Wyatt à la spontanéité brûlante de Captain Beefheart ou Mayo Thompson, l’inquiétante étrangeté des Residents, les bidouillages électroniques de Sufjan Stevens… Un album de rêve.
Fructidor (soit le douzième et dernier mois du calendrier républicain, du 18 août au 16 septembre) serait la mise en forme, en 15 chansons, sur toute la durée d’un album, d’un seul souvenir, "un souvenir très banal (d’adolescent middle-class) et très précieux, un mercredi après-midi entre adolescents, du côté de Carnon-Plage, en juin 1994, un moment de grande joie, de découverte des plaisirs mystérieux, et puis les promesses solaires et un peu vides des quinze ans." La chanson "Messidor", qui conclut pratiquement l’album, révèlerait ainsi (comme un McGuffin) comment toutes les chansons sont des mises en abyme, en quelque sorte, de ce souvenir, ainsi préservé, sauvé (autant comme un souvenir précieux que comme un souvenir banal, mais à magnifier, parce qu’il faut toujours aussi magnifier le banal).
Le disque semble donc structuré, architecturé, comme l’est sans doute la mémoire, et l’inconscient, le rêve, c’est-à-dire, comme un langage. Avec ses associations d’idées, ses déplacements, ses langues (français, allemand, anglais, espagnol, occitan, et Crab est à ce titre un magnifique "étudiant de langues schizophréniques", à la Wolfson) que le chanteur rumine, mâchonne, ressasse, dans une tentative d’épuisement de son sujet. Ainsi une sieste sur la plage devient le songe (d’une nuit d’été) de son doppelganger Mashuku ("un nom exprimant le désarroi, le grotesque, l’inconséquence, je voulais mon "Molloy" à moi, un nom mâché, un nom de machin, un mashuk ou mashuku, ou mashuke"), ou les longs rêves d’Orlando, le héros-héroïne de Virginia Woolf (qui orne la pochette de l’album) dont il sort transformé-e. Orlando ou Roland de Roncevaux, on ne sait plus trop. Car tout vient alimenter ce souvenir et s’y agréger (s’y tisser), en analogies, néologismes, synecdoques et autres formules (magiques) de style, l’eau brouillant les pages du carnet : Shakespeare et Dante, le Languedoc et le capitaine Haddock, la langue des oiseaux et la limace Rufus, le Horla et Philippe K. Dick, jusqu’au Zorglub de Franquin ("Eviv Bulgroz !" cité dans un rêve de réversibilité).
On laisse le crustacé commenter :
Philippe Crab : "Messidor" est bien le point d'aboutissement de tout cela, un souvenir comme une "épiphanie". C’est la chanson "séminale" à plus d’un titre, la première que j’ai écrite et enregistrée, et qui m’ouvrait d’emblée un genre de "projet", d’horizon pour un disque, d’horizon pour l’année à venir, peut-être plus. C’est effectivement comme un rêve d’album, un disque encore à faire. De ce point de vue avec le patois, je cherche à éviter (et ce n’est peut-être pas plus mal) la "parfaite" réalisation d’une chanson qui collerait totalement à son objet (ce qui de toute manière est impossible, du moins pour moi), qui restituerait in extenso le souvenir mais le figerait, tout comme, avec les arrangements qui n’en sont pas exactement, ce côté brut, improvisé, rempli, griffonné, grouillant, liquide, des enregistrements, j’essaye de laisser la musique "en vie", en quelque sorte. Mais on peut faire dix mille fois mieux, donc je vais continuer à faire des rêves d’album. J’ajouterai prétentieusement que ce sont des chansons sur le "Je"(obèse) et sur "l’identité" (illusoire) : Mashuk, Orlando et les autres sont là pour faire vivre et dramatiser ce brouillard, ce sont de petits monstres qui grignotent le Je bouffi, gonflé d’air, qui l’obligent à danser grotesquement, qui lui rappellent qu’il n’est pas grand-chose, et qu’en plus ça va pas durer. Manière de rire des catastrophes (au bout du couloir, c’est le rien de la fin, bon dieu, tout finira mal).
La structure du disque obéit-elle à des contraintes formelles strictes ? Si oui, quelles sont-elles (et si non aussi, d’ailleurs) ?
Le disque n’a pas une structure précise, un algorithme imparable façon La vie : mode d’emploi ; un moment j’ai cherché une construction en miroir, où la première chanson aurait répondu à la dernière, la deuxième à l’avant-dernière et ainsi de suite, mais ça fonctionnait sur le papier seulement. On a fait l’agencement des titres à huit oreilles : moi, Marion, Borja, Aurélien (par ordre croissant de taille). Il en ressort un disque en deux chapitres, comme tu l’as bien vu, avec une première partie qui se déroule pour l’essentiel à "l’intérieur" (d’une tête, d’un appartement, etc.) et dans "le présent", et une deuxième partie qui, surtout via le souvenir involontaire et le coq à l’âne du demi-sommeil, cherche (peu ou prou) à "sortir", à pointer en quelque sorte l’épiphanie, à réveiller et amplifier (par le rêve ou le demi-rêve !) les couleurs, le plaisir, le bonheur, l’excès, je ne sais pas. Mais les deux parties du disque communiquent intensément. Il y a cette idée que si "la vraie vie" (la vie bonne, la vie heureuse) est quelque part, ce sera dans une chanson, ou un livre, ou un tableau, ou une danse, enfin dans une "reprise" "artistique", pourquoi pas baroque, boiteuse, (dis)tordue, en quelque sorte.
Il y a de ci de là de petites contraintes d’écriture. La seule contrainte un peu "stricte", et encore, on la trouve dans la chanson "Dans un jeu vidéo", où j’ai isolé les différents sons : d – an –z – un –j –v –i –d –é – o pour les agencer dans tous les "sens", et faire surgir (de façon précaire) quelque chose comme une signification, le temps d’un bout de phrase ; sinon, le patois ou idiolecte n’obéit pas vraiment à des règles précises : j’ai pioché dans les étymologies en fonction des sonorités, que ça sonne à la fois familier et étranger, savoureux comme une vieille langue, guttural, puis roulant, du Nord au Sud, d’Ouest en Est. Il y a un peu de Zorglangue, un peu de Boustrophédon (mais lu de gauche à droite), etc., des jeux très naïfs avec les mots, les phrases et les sons.
Ces "idiolectes" (sur Messidor, notamment) ont-il aussi pour fonction de crypter la compréhension par l’auditeur (et de le rendre ainsi plus attentif, en étant exigeant avec lui) ?
Crypter la compréhension, ou plutôt épaissir, "déclarifier" en quelque sorte, comme dans la "vraie vie", mais d’abord pour moi - "interprète-auteur" ; donner plus d’extension à mes phrases chantées, perdre un peu de vue un sens "précis" (soi-disant) pour privilégier "l’intention" (la rage ?) expressive première, l’exultation qu’il y a à exprimer (à exprimer l’impression floue et multidimensionnelle, presque plus musicale que langagière en fait). Je n’attribue pas de fonction à ces "idiolectes", mais j’espère que cela donnera un peu plus de latitude et de liberté à l’auditeur, que cela empêchera autant que possible le réflexe de celui qui écoute de la chanson dite française, à savoir de répondre aux questions : "de quoi ça parle ?" et "qui parle ?", au lieu de regarder un peu le "comment ça parle" et même, si possible, le "qu’est-ce que cela provoque en moi ?", "comment ça me déplace ?", etc. J’essaye un patois (à usage unique) qui "désacadémiserait" un peu, qui ferait sourire un peu la "langue", je veux dire la mienne, "mon" langage "limaçant", de jouir de ses incongruités, de son côté pâte à modeler.
Quelles influences (haha) musicales, littéraires, pourraient avoir irrigué (je ne trouve pas d’autre mot) ces chansons ?
Pour l’écriture, dans l'idéal, j’ai en tête un monstre, un Frankenstein impossible, Proust-Schmidt-Sterne-Woolf-Volodine-Lewis Caroll, liste non close (Nabokov, Beckett, Queneau, Soucy : bon dieu tout ce petit monde ne peut pas s’entendre !) : un style qui passerait à volonté de la "ligne claire" apollinienne aux épaisseurs furieuses et "dionysiennes", et inversement… Après, je rêverais en musique un autre Frankenstein : Zappa-Ornette Coleman-Wyatt-Régis Campo-Black Francis, plus un paquet de variétés française et internationale corrompues, des pièces montées progressives, avec bidouillages électroniques, enfin une musique qui sautillerait du savant au populaire, de l’écrit au spontané, etc. Un Ravel punk (!), bref, c’est plus une note d’intention pour de futurs disques. J’ai notamment Éric Chenaux et Mocke en tête et à l’oreille pour leur travail très spécifique sur la guitare, c’est de ce côté-ci que je veux "travailler" mon jeu. Et je pense aussi à Franquin, dans son évolution de Spirou à Gaston (et aux idées noires) : la ligne claire qui se brouille petit à petit, et l’humour qui monte furieusement avec le pessimisme… Dans l’idéal, évidemment. Je cite des génies, je ne m’y compare pas une seconde.
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