Impulsé par les jeunes membres du fan-club d'un groupe de cyber-métal gitan (Tokyo Towers), club lui-même fondé par un photographe de nymphettes en devenir (
Hibiki Tokiwa), le collectif informel K-HIN BROS.CO s'est développé comme une entité protéiforme forte de plus de dix années d'activité sonique, faisant le pont entre l'héritage new wave des années 80 et la déferlante pop
Shibuya-kei des années 90.
S'il est difficile d'en dégager une ligne ou une esthétique générale, sans-doute pourrait-on, de notre point de vue de
gaijin, décrire le mouvement comme une sorte de laboratoire de composition, où pouvaient cohabiter à des degrés divers chanson dada, techno-pop cérébrale, écriture microtonale, rock en opposition, game music de cabaret, orchestrations MIDI tatiesques... Affectionnant les pièces à contrainte, l'ensemble s'avère souvent porté par une certaine idée du songwriting pop outsider, pour ne pas dire du métier de musicien, et doté d'un sens de l'humour solide, du genre à ne pas faire l'économie de la lecture des partoches.
Kishino Yuichi, plus connu des auditeurs européens par le biais de son alias "
La veuve moustachue", auréolé de son statut historique et néanmoins semi-gaguesque de "président" de cette entreprise fort peu corporate, raconte l'aventure sur un mode souvent intime: «
Il était important pour nous non seulement de nous exprimer par la musique, mais aussi de développer une certaine écoute critique. Pour cette raison, nous collectionnions et échangions beaucoup de disques et d'informations, écrivant tous des articles dans les diverses revues musicales mettant en lumière certains artistes aujourd'hui unanimement reconnus, mais qui ne l'étaient pas encore à l'époque : Moondog, Silver Apples, Esquivel, Raymond Scott, Peter Ivers, Comus, les Sparks, Judee Sill, Os Mutantes, Egberto Gismonti,... Nous développions un point de vue visant tantôt à décrypter les caractéristiques expérimentales dans la pop plutôt mainstream (comme chez les Beach Boys ou Van Dyke Parks), tantôt à évaluer les caractéristique pop présentes dans la musique expérimentale (comme chez Harry Partch)."
Il continue
: "En parallèle, nous tentions de déceler parmi les compositeurs et arrangeurs de kayokyoku auto-édités - ou dans la musique de feuilletons télévisés un peu cheap - ceux ou celle qui pouvaient révéler des qualités d'auteur, en établissant des biographies, des chronologies... Le fruit de ces recherches dans les années 80 a été finalement précurseur à la fois du record digging, et d'une certaine redéfinition éditoriale du sentiment pop. Dans les années 80, les fans de rock n'écoutaient souvent que du rock, les fans de jazz que du jazz: chaque genre était encore fixés à ses auditeurs. Nous avons tenté de remodeler une histoire de la musique qui puisse être plus variée, plus large et sans frontières. Ce n'était pas seulement musical : nous nous réunissions souvent chez moi à Oshiage (quartier tokyoïte peu branché, où résident bon nombre de personnes âgées, proche des galeries et stands forains d'Asakusa
, ndlr). Nous regardions des vidéos, lisions des manga et tentions d'en dégager ensemble un discours critique. Il y avait donc plus d'heures de discussion que de création. »
京浜兄弟社ボックス『21世紀の京浜兄弟者 -History of K-HIN Bros. Co. 1982~1994- 』予告編 DISC01「誓い空しく」より
06:35
Cousinant avec le label punk et synthétique
Nagomu (fondé par Kera, et dont Kishino a d'ailleurs trouvé le nom) comme avec l'équipe de
Zero records (maison-mère du groupe
After Dinner), les membres de K-Hin bros, peuvent se targuer d'avoir essaimé au fil des ans sur toutes de latitudes via une constellation impressionnante de projets et side-projects : du succès au Japon de la chanteuse
Hi-Posi dans les années 90 à la sortie
du disque de Space Ponch sur Moikai, le label de Jim O'Rourke, de
Syzygys, retrouvé chez Tzadik, aux aventures analogiques de
Kimitaka Matsumae, de
Gary Ashiya composant aujourd'hui les BO du cinéaste Kiyoshi Kurosawa au groupe EXPO, réapparu récemment au festival
MIMI à Marseille... Les amateurs de musique ont finalement presque toujours vu passer un projet lié aux K-Hin bros sans le savoir.
クララサーカス ANGEL ORPHAN
03:32
Kishino toujours : «
Dans la K-Hin box qui sort ces jours-ci, il y a pas mal d'enregistrements réalisés sans but spécifique. Lorsque je rencontrais des groupes intéressants, je leur proposais d'enregistrer dans le studio du magasin d'instruments de musique où je travaillais. D'autres étaient simplement déposés dans cette même boutique. Une fois par mois, nous organisions une réunion pour écouter les cassettes demo de chacun (la Demo tape battle royale). Certains musiciens y ont sympathisé, formé des groupes, commencé à donner des concerts : c'était intéressant de voir ces gens, qui travaillaient plutôt seuls à la maison pour eux-même, s'ouvrir petit à petit vers l'extérieur. Nous avions la sensation de créer et archiver une musique conçue collectivement. Nous pouvions ajouter du son sur la création d'un l'autre, ou la modifier, sans que ne rentrent en compte des questions de mérite personnel. La notion d'attribution des œuvres n'était pas très forte. (…)
Au fil des années, certains membres du collectif ont décidé d'ouvrir un magasin de disques. Je me suis un peu éloigné, et j'ai choisi de transmettre mes connaissances auprès des générations suivantes plutôt par le biais de l'éducation et le métier de professeur. Pour vivre de sa musique au Japon, il y a principalement deux options : accepter de travailler sur des commandes publicitaires pour divers clients, ou faire des performances et vendre ses productions directement auprès du public. Nous n'étions pas d'accord quant à la position à adopter. Par ailleurs, dans notre jeunesse, nous pouvions exprimer spontanément nos opinions au regard des productions des uns ou des autres. Après avoir commencé à faire de la musique un métier, et dans la mesure où les êtres humains se fixent en se développant, ce sentiment de liberté critique s'est en partie perdu. C'est un peu dommage. »
ORGANIZATION 「SPEED DISPLAY」1992.4.22 原宿 クロコダイル
05:36
A la fois producteur et directeur artistique, le président était-il, comme certains le disent parfois, une sorte de missionnaire ? Gourou ? Prédicateur ? «
Ce n'est pas conscient. Je m'emploie simplement à faire des choses que je trouve drôles. Cependant, quand on fait les choses en s'amusant, on peut parvenir à réunir beaucoup de monde. Un de mes élèves m'a un jour avoué:: "J'ai appris grâce à vous comment m'amuser de toute chose". Y compris de ces pacotilles, qui nous paraissaient a priori peu attirantes. C'est une simple question de changement de point de vue. »
Pour les plus débrouillards de nos lecteurs,
History of K-HIN Bros. Co. 1982~1994 est
disponible à l'achat sur Amazon Japon. A noter aussi pour les Parisiens: Kishino Yuichi, président de K-Hin bros sera de retour à Paris le 7 juin, en compagnie de Jon the Dog, à la Gaité Lyrique
dans le cadre de Capitaine Futur.
Merci à Kaori Yamaguchi pour l'aide à la traduction, et à Bruno Coeurvert pour son savoir encyclopédique.