La couleur des cheveux d'Agnès Gayraud mise à part, le gothique n'est la pas première chose à laquelle on pense quand on écoute les chansons de La Féline. Mais si on affilie volontiers ses chansons à la grande pop et à la chanson lettrée, Agnès peuple sa pop électronique de petites histoires sombres, d'incursions du passé dans le présent et de souvenirs brumeux. De sa propre initiative, elle nous éclaire aujourd'hui sur les obscurités de son premier album, le très beau Adieu l'enfance, à travers une étrange obsession: la veine gothique dans le cinéma d'auteur français.
"Adieu l'enfance vient de paraître. C'est chanté en français et c'est pop, mais avec des trous noirs; une tendance voilée pour le vertige nocturne. C'est mon côté goth, je le chéris. Comme il est nourri chez moi à peu près également de sons et d'images, je vous offre un mini-top de films français oubliés du genre, à voir en écoutant les titres "Rêve de verre" et "T'emporter" ou en prenant le thé avec la mort.
J'emploie gothique au sens classique du terme, comme on qualifiait les romans macabres et sentimentaux de la fin du XVIIIe siècle : un fantastique, plus ou moins explicite, peuplé d'incarnations plus ou moins effrayantes de la mort, fasciné par la pureté, l'innocence, mais hanté par le temps, la peur et bien sûr la mort qui rongent toutes ces beautés-là. Dans les années 70 en France, et jusqu'à la fin des années 80, quelques réalisateurs ont montré leur attachement à cette vieille passion esthétique, en la modernisant, avec, par ici, une pointe de psychédélisme, par là, une pointe du béton de nos villes bien fin vingtième siècle, à la limite de la SF. Ça donne des films mineurs pour la plupart, avec quelques perles voire des chef-d’œuvres. En voici quatre à vous mettre sous la dent – ou sous le chicot, pour les parques.
Louis Malle, Black Moon, 1975
Un film que n'importe quel réal de clips devrait voir, surtout pour ses quinze premières minutes : un blaireau bruyant sur la route à la tombée du jour, une voiture qui dévale dans la campagne vert-de-gris, l'actrice – incroyable Cathryn Harison – ses yeux, ses cheveux, son corps de brindille dans cette nature mousseuse peuplée de licornes, de cochons roses et d'enfants nus, pendant une guerre futuriste qui semble opposer les hommes et les femmes. C'est du pictorialisme cinématographique, ça ressemble aux peintures de Balthus mais, en plus bizarre encore, et en mouvement. Le film s'enfonce ensuite dans une scénographie assez étouffante avec une grand-mère sadique et libidineuse, des dialogues entre humains dans une langue animale, un climat d'incertitude très troublant. Je ne connais aucun film qui ressemble si véridiquement à un rêve – après un repas de mariage –, entre narration décousue, leitmotivs, angoisse souterraine et prise de pouvoir d'une imagination anarchique.
Jacques Armand/Daniel Moosmann, Noires sont les galaxies, série diffusée sur Antenne 2, 1980-1981.
"Dans cette série qui a marqué par sa noirceur angoissante, des plantes sortaient du corps de personnes infestées, en leur faisant éclater le ventre, le dos ou les yeux". C'est le début de la notice Wikipedia. C'est mal dit, un peu dégueulasse et bizzaroïde : exactement comme cette série. L'image est très télé, les acteurs jouent raisonnablement mal, les dialogues sont souvent embarrassants, mais l'histoire est vraiment super, il y a une vision, dont le pessimisme est audacieux. Et c'est singulier, même dans le filmage (certains plans austères assez beaux semblent composés comme des peintures flamandes du XVè siècle). Je n'ai pas plongé même chez Carpenter dans une telle ambiance verdâtre, poisseuse, à laquelle contribue bien d'ailleurs la musique du compositeur Diego Masson – qui a fait également celle du Louis Malle –, les bouts de Pink Floyd et les longs soli de flûte ou de saxos geignards balancés en mode Tangerine Dream de chez nous, pour un effet assez hypnotique.
Jean-Claude Brisseau, De Bruit et de Fureur, 1988
Bon là, on passe à un autre niveau : le niveau chef d’œuvre. Il y a beaucoup dans ce film, pas seulement un jeu avec le fantastique. Il y a la banlieue comme on ne l'avait jamais filmée avant, (ça avait fait scandale d'ailleurs à l'époque, notamment à gauche, on trouvait que Brisseau était trop pessimiste), il y a ces deux gamins, bouleversants, celui que sa mère abandonne, celui qu'« élève » un père sociopathe, paranoïaque et violent (génialement interprété par Bruno Kremer) ; et puis il y a la femme à l'oiseau – on l'a retrouve d'ailleurs dans à peu près tous les films de Brisseau –, et cette échelle claire au fond de la chambre bleu-noire... Pfiou, rien que de revoir la bande annonce ça m'émeut. C'est la pure mystique de l'enfance solitaire, la tristesse enfantine dans un diamant noir. Dans Adieu l'enfance, « Rêve de verre » et « T'emporter » – que j'ai écrites avant de découvrir ce film – résonnent assez bien avec l'expérience que j'ai faite de ce film étrange. « Rêve de verre » comme le chant de l'enfant, « T'emporter » comme celui de la mère – qui est un peu aussi la mort.
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