Danny Oxenberg sort un nouvel album, et c'est l'occasion idéale de retracer l'histoire des Supreme Dicks, le plus mystérieux groupe de l'indie rock américain
Ecoute intégrale de Late Superimpositions et histoire extensive, par Maxime Guitton.
02 Mars 2016
Porch Song (old version) 01:26 A Late Superimposition 00:55 (Like A) Vagabond Bag 04:18 The Ping Pong Song or (Happiness is a Warm Pong) 06:13 Promising Song 02:23 California (some may call) Home 04:47 Sonic Tweeter Jr. 01:32 The Real Picture 03:55 Whispering 01:57 Less Than Nothing A) As I Was Eating An Ice Cream Cone 09:48 B) You Can Take A Bird But You Can’t Make It Sing 05:48 C) I Thought I Had Dreamed Of You 03:44 I Believe In You 04:27 Supreme Dicks - Synaesthesia 04:55 Supreme Dicks - In the Whippoorwill's Sad Orchard 02:53 Supreme Dicks - The Hunchback 03:48
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Oxenbergesque, adj. : étrange, improbable, mystérieux, drôle et désarmant. De « Oxenberg », patronyme d’un musicien et pongiste américain.
Tout a donc démarré par une rencontre de type oxenbergesque, à l’issue de la diffusion new- yorkaise des Chants de Milarepa par Eliane Radigue, en septembre 2010 à Issue Project Room. Danny Oxenberg – l’un des cofondateurs des Supreme Dicks – et moi échangions depuis quelques temps par email. Rendez-vous avait été pris à cette occasion pour discuter après le concert d’un ami commun et de « l’actualité » des Supreme Dicks. Les bites suprêmes menaient-elles encore le combat contre la peste émotionnelle (The Emotional Plague) définie par Wilhelm Reich, le psychanalyste visionnaire et/ou escroc (selon les points de vue) ? A Dick Supreme, la formation resserrée et « coltranienne » des Dicks, était-elle amenée à remplacer le groupe historique, depuis sa dispersion entre côtes Est et Ouest ? Eliane Radigue, Supreme Dicks. Supreme Dicks, Eliane Radigue. Eliane et Danny à deux mètres l’un de l’autre : deux « préoccupations » musicales personnelles, difficilement compatibles, qui coexistaient pourtant soudainement dans la même salle de concerts. Jubilatoire sentiment d’absurdité.
Supreme Dicks - Synaesthesia
04:55
A la question (vaine) de savoir qui sont au juste les Supreme Dicks, il est tentant de renvoyer à l’ouvrage de Richard Rushfield, Don’t Follow Me, I’m Lost: A Memoir of Hampshire College at the Twilight of the ‘80s, paru en 2009 chez Gotham Books. Pour la raison précise que ce récit relatant la formation des Dicks sur un campus du Massachusetts au milieu des années 1980 relève davantage de l’écriture d’une mythologie et qu’au final, l’on n’est pas trop sûr de comprendre comment ni pourquoi des étudiants obsédés par les accumulateurs d’orgone de Wilhelm Reich (l’orgasmatron de Woody Allen), la filmo de Jack Smith, la musique de Tim Buckley, du Dead ou de Phil Ochs ont décidé de se réinventer en une communauté de « végétaliens célibataires » (sic), désireuse d’atteindre l’orgasme sexuel par la célébration du bruit blanc. C’est du moins ainsi que les premiers concerts sauvages à Hampshire College de Jon Shere, Danny Oxenberg, Mark Hanson, Steve Shavel et Stuart Morris sont rapportés. Et personnellement, cela me va très bien.
Vaste fiction dont le récit parsemé de chausse-trappes continue de s’écrire aujourd’hui, piège à rumeurs et fantasmes par excellence, les Dicks n’ont jamais fait que "courtiser leur propre échec" (pour reprendre les mots justes de Marc Masters, journaliste à Pitchfork), braver en toute innocence et avec un humour de potache le chaos pour l’ériger en une manière d’être au monde. Véritable champ de gravitation ou de désintégration, ses effets sont détectables au sein de ce que l’on a coutume d’appeler la matrice DIY américaine des années 1990 : Beck, Lou Barlow, Matt Sweeney, des membres de Neutral Milk Hotel figurent parmi la copieuse liste de recrues ponctuelles du groupe.
On raconte qu’à l’occasion de leur premier concert au CBGB en 1988, les Dicks se sont fait passer pour Dinosaur Jr., à la demande de Jay Mascis. Soit. La multitude d’histoires orales, fausses ou vraies – peu m’importe – qui se trouvent attachées à leur nom, ne devraient sans doute être consignées dans aucun texte. Figées, elles tendraient à pétrir la matière d’un récit polyphonique, par nature indocile, dont on comprend bien qu’il s’invente continûment. Mais l’anecdote du CBGB n’est pas si accessoire en ce qu’elle renseigne sur un groupe qui a toujours falsifié les traces pouvant aider à en saisir le centre et les contours, au moyen d’acrobatiques dédoublements et usurpations d’identité et autres dons d’ubiquité : de l’anacyclique Skid Emerpus des débuts (pour contourner l’interdiction de jouer dont le groupe avait fini par faire l’objet à Hampshire College) à la création de l’entité A Dick Supreme présentée comme un groupe de reprises… des Supreme Dicks. Faut-il insister ? Cette énigme (commercialement suicidaire depuis le départ, soit dit en passant) ne procède d’aucun savant calcul mais d’une bonne dose de candeur, de paresse et de bizarrerie.
Supreme Dicks - In the Whippoorwill's Sad Orchard
02:53
Le fait est que, à la différence d’un Jacques Stern dont ils pourraient être un bel hologramme musical, les Supreme Dicks ont laissé derrière eux davantage que des traces (labiles) ou des rumeurs (contradictoires). Mythomane de génie, faux Rothschild mais authentique Doctor Strangelove, homme de l’ombre d’un Burroughs ou d’un Harry Smith, Stern a refusé peu ou prou de publier et l’histoire a naturellement englouti son nom. Les Dicks ont quant à eux bel et bien publié. Et en faisant ainsi rentrer leur musique dans le réel, le monde ne s’en est jamais vraiment remis.
Pour faire court, on doit aux Supreme Dicks la musique la plus sidérante, fracassée, mélancolique et solaire que les Etats-Unis aient imaginé dans les années 1990 : Country of Nuns / Sky Puddle (leur première « double face B » en 1992), The Unexamined Life (1993), Working Man’s Dick (recueil d’enregistrements de la décennie précédente, 1994),The Emotional Plague et This Is Not a Dick EP (1996); ainsi qu’une poignée de 7’’ – reprises d’Arthur Love, galettes partagées avec Alvarius B, Faust, Paula Frazer, sur des labels dont plus personne aujourd’hui ne soupçonne l’existence. Puis rien. Ou plutôt une relocalisation d’une partie du groupe sur la côte Ouest, un disque perdu chez Sub Pop (hoax ?), et des heures de musiques jouées, enregistrées et archivées pour le seul plaisir d’une entité devenue bicéphale.
Supreme Dicks - The Hunchback
03:48
Pour celles et ceux qui comme moi avaient loupé les Dicks en 1997 lors de leur tournée européenne, il aura fallu attendre 2013 pour les voir débarquer par ici à nouveau, à la faveur de la parution deux ans plus tôt d’un coffret de réédition chez Jagjaguwar. Faire l’expérience d’un concert des Supreme Dicks, c’est accepter l’indécision d’un événement qui est à la fois happening, performance et sublime bordel, ennui et épiphanies à gogo, essais ratés et insolents moments de grâce. Ça hésite, ça s’excuse, ça tangue, ça chevrote, ça tressaille, ça s’interrompt, et puis ça prend, ça prend au ventre, et ça finit par vraiment déchirer le cœur lorsque les guitares arpégées de Jon Shere et Danny Oxenberg s’entrelacent pour ne plus faire qu’une seule et même ligne mélodique fébrile.
C’est un fait : les voix et les guitares des Supreme Dicks suspendues comme de tristes lunes au-dessus du chaos généralisé de guitare slide, de bidouillages électroniques et de percussions squelettiques sont belles à en crever. Faire l’expérience d’un concert des Supreme Dicks, c’est encore laisser son corps accueillir la grande histoire de la contrebande musicale américaine, dont les autres illustres témoins répondent aux noms de Velvet Underground, Henry Flynt, ou Sun City Girls.
En 2011 donc, paraît un coffret Jagjaguwar après des années de tergiversations. Parmi les raisons invoquées : le groupe ne parvient pas à joindre Byron Coley pour écrire les liner notes ni à se mettre d’accord sur la liste des inédits à offrir. Titres envisagés pour le coffret : What A Long, Strange Dick It’s Been ou No Erection Home. Cela sera finalement Breathing and Not Breathing et notre confrère Florent Mazzoleni qui réalise les notes de pochette. Les fans de la première heure seront quelque peu frustrés de découvrir qu’en guise d’inédits, seuls trois morceaux ont été choisis.
Or, quelques mois plus tôt, en septembre 2010, face à Danny et à côté d’Eliane, je comprends que les archives du groupe sont pour ainsi dire plus volumineuses que le coffret Jagjaguwar ne le laisse entendre. Bien plus volumineuses. J’en explore par la suite une large partie (près de 25 ans d’enregistrements inédits), compulse les expériences vidéo du groupe (la série foutraque Threee Geniuses de Dan Kapelovitz, les films et vidéos de Jim Spring pour Dinosaur Jr., Mercury Rev et Bongwater, les rôles sur HBO de Jon Shere, la filmographie encore plus obscure de Danny Oxenberg, dont Cult Life de Steven Ausbury), étends mes recherches aux collaborations du groupe (The Loneliest Christmas Tree, Azalia Snail, etc.) et me vois confier par la même occasion les archives solo de Danny. Et vertigineuses, elles sont.
C’est un fragment de celles-ci, parmi les plus récentes, que Late Superimpositions rassemble aujourd’hui grâce à la confiance renouvelée de Gaëtan Seguin qui dirige avec la plus grande intelligence (et audace) le label three:four. Gaëtan m’avait déjà laissé titrer en 2013 un recueil d’inédits de 20 musiciens sur son label d’après une archive de 1988 des Dicks, où il est question de seins victoriens et de pénis médiéval. Le double vinyle ainsi publié s’appelait Your Victorian Breasts, et se clôturait par 4 Come In (for Gaëlle). Bedroom recording à quatre datant « d’environ » l’an 2000, cet inédit des Supreme Dicks était aussi le premier document rendu public de la période angeline du groupe.
Référence discrète au film du même nom d’Harry Smith (1964) – encore lui –, à moins qu’il ne s’agisse d’un clin d’œil au Cosmic Superimposition (1951), texte de Wilhelm Reich que Smith a lu en toute vraisemblance, Late Superimpositions a été co-écrit au fil de ces dernières années par Danny Oxenberg et Bear Galvin, membre occasionnel du groupe depuis sa relocalisation partielle sur la côte Ouest. Augmenté par la présence ponctuelle de membres « historiques » des Dicks (Steve Shavel et Mark Hanson) et de Sore Eros (Adam Langellotti), le disque est en fait la sinueuse décantation de dizaines et de dizaines de morceaux, existant pour la plupart dans des arrangements et mixes différents. Parmi ces archives, l’on croise des splendeurs et des étrangetés, comme des reprises de Pee Wee King, Jeff Alexander, Joan Baez, Simon & Garfunkel – seule celle de Neil Young, "I Believe in You", se trouve finalement sur la tracklist. Pour accompagner Late Superimpositions, illustrations, notes de pochettes et mise en page ont été confiées au duo de plasticienne Hippolyte Hentgen, à Sing Sing (de Arlt) et à Darryl Norsen, dont les vies ne seraient pas tout à fait les mêmes s’ils ne s’étaient pas eux aussi un jour énamourés de la musique des Supreme Dicks.
Danny Oxenberg sort un nouvel album, et c'est l'occasion idéale de retracer l'histoire des Supreme Dicks, le plus mystérieux groupe de l'indie rock américainDanny Oxenberg sort un nouvel album, et c'est l'occasion idéale de retracer l'histoire des Supreme Dicks, le plus mystérieux groupe de l'indie rock américain
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