Quand les premiers disques du couple/duo californien Matmos nous sont arrivés aux oreilles à la fin des années 90, on les a pris pour ce qu'ils étaient à l'époque: les tâtonnements d'une très belle et très étrange plante dans une jungle touffue qu'on commençait à peine à découvrir, celle de l'electronica américaine. Comme on se trompait. Zizaguant joyeusement au milieu d'une sacrée bande d'iconoclastes (Kit Clayton, Kid 606 et Sutekh en Californie, Schematic en Floride, Lucky Kitchen et l'illbient à New York), Drew Daniel et Martin Schmidt étaient déjà les plus brillants et les plus attachants; surtout, ils étaient les moins aisés à ranger dans un casier. Il faut dire qu'il y avait du potentiel. Drew partageait déjà son temps entre la littérature de la Renaissance à l'Université, le DJing et le gogo dancing, et Martin entre le groupe post indus mystique Iao Core et le département art conceptuel du San Francisco Art Institute.
Leur identité, Daniel et Schmidt ne se la sont pas vraiment forgée par la musique. Outre leur singulière situtation domestique (rappelons que le duo est un couple dans la vie privée) et leur manie de faire passer tous les objets du monde devant leurs micros haute-fidélité plutôt que de faire chauffer la 808 et les synthés (en Angleterre, le job appartient toujours à Matthew Herbert), nos deux alchimistes formés à la musique industrielle et à l'électronique de pointe se sont surtout fait remarquer par leurs étranges modus operandi, bardés de discours, de concepts (on a bien dit concepts), mais aussi de pieds de nez, de parodies, de mises en abyme vertigineuses. Ainsi leurs disques sévèrement polymorphes avancent moins par les genres et les sous-genres qu'ils revisitent que par les sous-textes absurdes, les liner notes à rallonge et les ensembles de contraintes joyeusement fumeux: un objet par morceau sur Quasi Objects, cowboys et envahisseurs sur The West, monts et misères de la chirurgie esthétique sur A Chance to Cut Is A Chance to Cure, une série de portraits audio des icônes (gay) intimes de leur éducation sentimentale avec The Rose Has Teeth In The Mouth Of A Beast...
On s'arrête ici parce qu'on pourrait écrire un livre sur le sujet (on le fera peut-être un jour, comme Drew l'a fait sur Throbbing Gristle), mais on souligne: à une époque où le moindre début de musique augmentée de discours provoque des torrents de suspicion et peut vous envoyer illico au Purgatoire, Matmos ont réussi l'exploit de rendre le concept du concept-album ludique, attrayant, voire sexy.
Depuis, près de vingt années ont passé, Drew et Martin sont toujours dans les parages, et le plus beau dans le miracle est qu'il porte sur tous les tableaux: longévité d'un couple, longévité d'un projet, longévité de l'intérêt qu'on continue à lui porter... Sans avoir à surjouer le moindre effort, on admire: de groupe d'electronica dur à circonscrire, Matmos est devenu cette icône pop des années postmodernes dont on suit avec un immense bonheur la maturation et les étranges pérégrinations.
Leur dernière en date s'appelleThe Marriage of True Minds et elle est le fruit de plus de cinq années de tentatives plus ou moins sérieuses, plus ou moins assidues avec le fameux protocole de Ganzfeld, initié dans les années 30 pour étudier la perception télépathique. Plutôt que de suivre un concept, Drew et Martin jouent le pied de nez: tenter d'en communiquer un (tenu secret à ce jour) à une série de cobayes volontaires et d'utiliser les comptes-rendus sonores, textuels et formels des expériences comme autant de points de départ musicaux. Autant vous dire que les métaphores et les sous-textes abondent: amour (le titre du disque est tiré d'un sonnet de Shakespeare), collaboration, entente, mésentente, musique, passion, improvisation... Voire la mise en abyme de toute leur carrière, indécemment basée sur les enchevêtrements entre vie publique et vie privée, bruit idiot et bruit sublime, pop de la faille et musique savante.
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