Il semblerait que cette année, l'intérêt porté pour le canal historique de l'underground musical et expérimental français soit venu principalement de l'extérieur. Après le superbe projet Antigravity, composé de David Fenech, Vincent Epplay et Jac Berrocal, édité chez les Londoniens de Blackest Ever Black (et dans un tout autre genre, le dernier album de Pascal Battus, Désincantation_Indécantation, sorti en mars dernier chez les Oxfordiens de Cathnor Recordings), c'est maintenant au tour de Pierre Bastien de s'attirer les faveurs d'une distribution internationale, cette fois via le label de Rabih Beaini, Morphine Records.
Plus connu sous le nom de Morphosis, le producteur libanais, actif depuis les années 90 (et auteur d'un unique album paru en 2011, le phénoménal What Have We Learned, tout en inflexions incantatoires improvisées), s'emploie depuis lors à marier différents affects, de la noise à la techno en passant par le jazz, et d'interroger ces formes avec un aplomb et une gourmandise égaux. Ce nouvel album de Pierre Bastien est donc pour Morphine Records la conclusion d'une tétralogie expérimentale réjouissante, entamée cette année avec l'album Menjadi du duo indonésien Senyawa, puis poursuivie avec le double LP de Charles Cohen en mai, Brother I Prove You Wrong, et enfin l'album collaboratif entre Pauline Oliveros et la poétesse Ione, Water Above Sky Below Now.
On comprend l'attrait que peuvent représenter la musique et les propositions sonores de Pierre Bastien pour un label comme Morphine Records. Adoré et vénéré par à peu près tout le monde, d'Aphex Twin (qui a sorti le précédent album du Français Machinations sur son propre label Rephlex en 2012) à Robert Wyatt, collaborateur de longue date de sommités européennes comme Jaki Liebezeit, Lukas Simonis, ou justement notre Jac Berrocal national, Pierre Bastien, à travers son œuvre pléthorique faite de récupérations et d'orchestres de Meccano, fait à la fois figure de totem et d'homme de l'ombre discret pour une jeune garde qui se réclame ou non de son travail (sur son nouvel album, on penserait presque par endroits aux Garifuna Variations de Low Jack). Et si l'homme partage avec Rabih Beiani un intérêt pour ce qui touche aux vertus libératoires et mystiques de la musique jazz (tendance Sun Ra pour Beiani), Pierre Bastien entretient un rapport racinaire, presque sorcier avec cette musique, allant piocher aussi bien chez les pionniers (Jelly Roll Morton) que chez les dynamiteurs (Anthony Braxton) du genre.
Vue et entendue cette année au Point Éphémère, en compagnie de David Fenech (décidément) qui ouvrait le bal, la musique de Pierre Bastien tenait ainsi en live aussi bien de l'émerveillement de l'enfant face au mécanisme de ses jouets qu'à la démarche expérimentale du laborantin (mais les deux ne seraient-ils au fond un peu les mêmes?). Blue As An Orange, nouvel album sorti le 24 novembre chez Morphine Records donc, procède un peu de la même science mécaniste. Prenant appui sur divers élements de ses derniers sets baptisés "Silent Motors", convoquant instruments de papier, Meccano amplifiés, flûte, trompette préparée, sanza, etc., le dispositif créé ainsi fabrique un échafaudage sonore aux confins de la musique concrète, du jazz et de la musique improvisée, tout en étant pétri d'influences littéraires, allant du Surréalisme (le titre de ce nouvel album est tiré du poème La terre est bleue de Paul Éluard) à l'œuvre poétique d'Henri Michaux ou de Raymond Roussel.
L'album Blue As An Orange est sorti le 24 novembre chez Morphine Records. Le premier morceau du disque, "Tin Unit", qui reprend le début du thème de "l'Hymne à l'Amour" (un peu comme lorsque Albert Ayler revisitait un patrimoine national commun avec "la Marseillaise" sur "Spirits Rejoice"), est en écoute en exclu ci-dessous :
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