S'il y a un groupe qui a fricoté avec le suicide commercial, c'est bien Wire. Reset violent à chaque nouveau disque, seppuku à répétitions, explorations formelles rigoureusement absconses et jusqu'au boutistes, le quatuor ne s'est jamais laissé mener le bout du nez par personne, que ce soit le cirque pop ou son propre cénacle de fans; et ce n'est évidemment pas par hasard que Colin Newman a intitulé son plus beau disque solo Commercial Suicide.
Dans la longue carrière trouée de chausse-trapes du groupe, Document and Eyewitness demeure pourtant comme l'un de ses gestes les plus radicaux et les plus difficiles à déchiffrer - à tel point que la postérité n'a retenu de ce disque perpetuellement indisponible chez les disquaires qu'un étrange artefact "for fans only". A le redécouvrir aujourd'hui dans une réédition augmentée, supervisée et éditée par le groupe lui-même sur Pink Flag, on confirme pourtant qu'il n'en est rien.
Pour ceux qui n'auraient jamais eu les étranges fragments qui le composent entre les oreilles, rappelons rapidement que le premier disque live de Wire n'est pas seulement un document historique qui donne à entendre le grand quatuor punk au pic de la cacophonie et de sa créativité - c'est-à-dire en pleine guerre froide avec la major EMI et juste avant son premier split de 1980 - mais l'un des albums live les plus zarbis et passionnants jamais publiés sur la Planète Terre.
Des années avant le faux-live It's Beginning to and Back Again (dont le matériau enregistré en concert fut manipulé en studio par le groupe jusqu'à muter en quelque chose de totalement méconnaissable), le groupe au bord de la sécession entendait prolonger l'expérience du concert le plus dingue, complaisant et chaotique de sa carrière en péril avec un disque live hyper abrupt, joueur, aux antipodes de ce que le public pop avait identitfé comme l'album live traditionnel.
Composé à 98% d'inédits semi improvisés, de boutades dada et d'interruptions théâtrales fumeuses mais jamais gratuites (c'était dans l'air), le fameux live à l'Electric Ballroom de 1980 est rentré dans l'histoire pour la réaction intensément hostile du public de Camden aux jeux conceptuels proposés par le groupe en lieu et place d'un concert de punk rock. Et plutôt qu'un compte-rendu stricto sensu, Document and Eyewitness démultiplie le malaise en brouillant les pistes (des fragments enregistrés pendant deux concerts de 1979), en glorifiant les moments de confrontation ("Instrumental (Thrown Bottle)" est interrompu par un monologue de Colin Newman juste après qu'il ait évité de justesse un tesson de bouteille) puis en déconstruisant les restes de rock à la surface jusqu'au sabotage.
Résultat probant: à sa sortie en 1981, l'album a été catalogué acte de guerre contre à peu près tout le monde, les fans, le post-punk, EMI, la musique; et 35 ans plus tard, il n'a rien perdu de sa rétivité. Mais ce qui surprend le plus in fine, c'est la formidable tension qui anime la musique qu'on y entend, perpétuellement pertinente y compris quand elle s'efface derrière les performances ou se donne comme inécoutable. Alors certes en temps qu'oeuvre, Document and Eyewitness n'arrive pas à la cheville des chefs d'oeuvres Chairs Missing, Pink Flag ou The Ideal Copy; mais par-delà le champ de la pop (dont Colin Newman, Bruce Gilbert, Edward Graham Lewis et Richard Gotobed sont autant des agitateurs que des animateurs), c'est sans conteste le disque qui capture le plus fidèlement l'esprit formidablement rétif de l'hydre Wire. Document and Eyewitness ressort cette semaine, via Pink Flag.
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